Chapitre 9 / Déraciné et rempoté

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Darius entra dans son appartement à la suite de Jung. À son arrivée, le matin même, il était directement allé de l'aéroport au siège de l'entreprise. Le chauffeur avait été chargé de déposer ses bagages dans l'appartement que la famille Ryker avait acquis pour lui. Magnus n'avait pas voulu qu'il loge dans celui qu'il avait occupé avec son épouse dans le 16ème arrondissement. Il se le gardait sous le coude pour des visites ultérieures.

L'aîné avait chargé Jung de trouver un logement avec vue, non pas sur la Tour Eiffel, dont Darius n'avait que faire, mais sur le fleuve, car il espérait ainsi que son frère aurait moins de vague à l'âme en ayant un élément aqueux dans son champ de vision. Magnus avait eu raison.

Situé au dernier étage d'un immeuble ancien sur l'île de la cité, l'appartement était fantastique. Tout en longueur, il lui permettait d'avoir une double exposition sur les quais et sur la place Dauphine. Darius se demanda comment Jung avait pu trouver une telle perle rare dans Paris. Puis, il réalisa que la fortune familiale permettait sans doute ce genre de folie. C'était un investissement comme un autre.

Ses deux valises attendaient au milieu du salon. Deux valises qui contenaient l'ensemble de ses biens personnels. Darius n'était pas un homme de possession. Il s'encombrait rarement, voyageait toujours léger et ne cédait jamais aux extravagances vestimentaires de certains. Quand il était sur son île, il n'avait pas besoin de se préoccuper de ça, de toute façon. Il passait son temps en combi de plongée ou en bermuda et tee-shirt, voire polo les jours où son comptable venait lui rendre visite - comptable qui portait des chemises hawaïennes en toutes circonstances -. Ses pieds, habitués à marcher nus ou en sandales, avaient d'ailleurs eu du mal à se réhabituer aux chaussures en cuir.

Son premier geste fut donc de se déchausser, chaussettes comprises, pour marcher pieds nus sur le parquet huilé. Jung le regarda faire en souriant, tout en s'approchant du comptoir de la cuisine pour faire du café.

— Un grand ou un serré ?

— Un irish.

— Je vois.

— J'y ai droit, après cette journée.

— Je ne dis pas le contraire. Ton frère a prévu l'alcool dans les fournitures de base de l'appart.

— Il me connaît bien.

— Je crois qu'il garde un souvenir mémorable d'une des dernières soirées passée en ta compagnie.

— C'est un petit joueur. Il tient moins bien l'alcool que sa femme.

Jung rit sous cape à la remarque, qui était vraie. Magnus n'avait jamais été un gros buveur. Il préférait savoir comment il finissait ses soirées. Alors que, durant ses études, Darius avait, à plusieurs reprises, connu des réveils stupéfaits dans des lits ou des apparts inconnus. Souvent à côté de femmes dont il ne se remémorait pas le nom. L'aventure au sens propre du terme. Le pire cauchemar de Magnus, qui avait préféré se trouver une fiancée très tôt et n'avait probablement jamais même envisagé de la tromper.

— Il va falloir ressortir pour manger ? demanda Darius en s'affalant dans le canapé au milieu du salon.

À le voir ainsi, Jung était prêt à parier qu'il pourrait aussi bien passer la nuit-là, sans même prendre la peine de visiter le reste de l'appartement et trouver la chambre.

— Non. Grand-mère Kang a pourvu le frigo d'un ensemble de plats à réchauffer pour que son petit-fils par procuration soit bien nourri.

Darius qui avait basculé sa tête sur le dossier du canapé, sourit.

— Iseul va bien ?

— Elle se porte comme un charme. J'ai l'impression que le temps n'a aucune prise sur elle. Et sur son caractère...

— Elle a fait des siennes dernièrement ?

Iseul Kang chérissait la famille. Toutes les branches de la famille. Même les plus éloignées, même les moins légitimes. Et parce qu'elle tenait à Jung, qui n'était pourtant pas de son sang, elle avait toujours été présente dans la vie des enfants Ryker.

Elle les avait fascinés avec ses récits de fantômes désespérés et de déesses énigmatiques. Elle leur racontait l'âme des rivières et du ciel. Mais pas seulement. Elle leur apprenait aussi des mouvements d'art martiaux pour maîtriser le corps et l'esprit. Elle était une fenêtre ouverte sur l'aventure. Un regard différent sur le monde.

Pour Darius, passionné par les récits d'expéditions qu'il dévorait depuis son plus jeune âge, Iseul avait eu presque plus d'importance que ses grands-mères officielles, Maira et Ligea, qui pourtant ne déméritaient pas dans leurs efforts pour leurs petits-enfants. Leur défaut principal était qu'elles possédaient la même culture que lui, alors qu'Iseul venait d'un monde différent, dont les traditions paraissaient tellement plus incroyables aux yeux du jeune garçon qui avait soif de découvertes.

Il savait qu'elle avait souffert de son départ dans les Fidji, même si elle ne lui avait jamais reproché de s'éloigner autant de sa famille. Il lui avait donné des nouvelles de temps à autre, mais il savait qu'il n'avait pas été à la hauteur de ce qu'elle aurait mérité d'obtenir de lui. Il allait se rattraper.

— Hum... faire des siennes ? Comme toujours... Tu la connais.

— Il faudra aller la voir, ce week-end.

— Je le crains. Sinon, elle risque de se vexer.

— Si j'avais le courage de remettre ces chaussures, j'irais dès ce soir, mais sincèrement, je n'en peux plus.

— Le décalage horaire, plus le stress, plus le boulot que tu as abattu. Elle ne t'en voudra pas d'avoir attendu ce week-end. Elle sait comment tu es, dit Jung en posant un irish café sur la table basse en bois devant Darius.

— Merci, Jung, répondit Darius en suivant son demi-frère des yeux.

Celui-ci s'empara des valises et entreprit de les amener dans la chambre.

— Tu sais que tu es mon assistant, pas mon domestique !

— Si je ne le fais pas, tu vas dormir et vivre dans cette pièce, commença-t-il, la chambre est derrière la deuxième porte du couloir. La première, ce sont des toilettes. Il y en a aussi dans la salle de bain qui se trouve derrière la troisième porte. Entre la chambre et la salle de bain, il y a un dressing qui donne sur les deux pièces.

— Merci Jung.

— Je t'en prie, Darius. Tu me permets de réchauffer les plats d'Iseul sans avoir l'air d'un domestique ?

— Merci, mon frère, soupira Darius en fermant les yeux.

Touché par cette affirmation de leur lien de parenté, Jung le laissa somnoler le temps que la nourriture soit prête. Une fois qu'il eut tout installé sur la table basse, il reprit son rôle de casse-pied numéro un et assermenté, il s'amusa à faire tomber des gouttes d'eau sur le visage de son nouveau patron.

— Arrrrhhh ! Jung ! Je retire tout ce que j'ai pensé de sympa sur toi !

— Je suis ton frère, mais je suis aussi ton assistant. Je me dois de te garder en vie le plus longtemps possible, et dans de bonnes conditions. Mange !


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