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[...] et combattre, pour eux, à soudain plus d'attrait que de rester au sein de leurs nefs creuses

Chant XI, Iliade

Il était près de six heures quand on toqua à ma porte. J'étais fatigué, déjà presque endormi sur le comptoir de ma cuisine, front appuyé sur mes notes. Je m'extirpais avec difficulté des bras de Morphée, traces de stylo éparpillées sur ma peau, bataille des mots et du moi.

Devant ma porte, le plus insolite des duos. La petite vampire du matin et le soleil de l'immeuble, Hector et la petite femme.

" On voulait savoir si tu voulais boire un coup avec nous."

Je m'étais  retrouvé cloîtré entre les deux figures les plus étranges que je n'avais  jamais connu, dans un appartement décoré de maintes posters, chocolat chaud à la main, film allumé sur un écran télé.

La petite femme s'appelait Athena. Elle était vêtue entièrement de noir, vampire du quartier, yeux inquisiteurs posés sur moi, prédatrice.

Hector buvait un décaf, ses cheveux cachés sous un bonnet jaune. Il avait le visage constellé de taches de rousseurs, yeux gris semblables aux nuages dehors, si lumineux pourtant.

"T'as l'air fatigué." lâcha subitement la vampire, son regard agressif posé sur lui comme une accusation.

" J'ai mal dormi."

Hector sourit, se levant pour se resservir une tasse fumante.

" La laisse pas te déstabiliser. Elle aime bien tester les gens."

Athena rit aigrement, son regard lançant des éclairs vers son ami. Digne fille de Zeus. Le nounours roula des yeux, avant de m'adresser un clin d'œil. Je souris, essayant de me détacher du vide qui menaçait de m'avaler. Je voulais profiter des vagues de bonheur qui léchaient mes orteils, de cette plage de bonne humeur.

" Hector m'a dit que tu le stalkais."

Devenu pourpre, je faillis recracher mon lait chocolaté. Derrière moi, dans sa petite cuisine, le rire tonitruant d'Hector perça.

" Stalker est un bien grand mot— je— j'étais curieux, c'est tout."

L'étincelle de l'amusement brillait dans ses pupilles noires.

" Donc tu le stalk."

Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.

" Dis-moi, as-tu découvert tous ses secrets? Parce que je me réserve tous les droits pour les révéler à la presse."

Hector riait toujours derrière tandis que je voulais disparaître dans le cuir du canapé.

"Détend toi mec, je vais pas te manger, promis."

Elle adressa un sourire étincelant à Hector.

"Je n'ai encore mangé de chair humaine. Après, il faut goûter un jour, non?"

Malicieuse, la petite vampire rit doucement.

La bonne humeur des deux était à la fois un symbole de l'Espoir, tel Dédale regardant le ciel, coincé dans sa propre création étouffante, et le dessin de tout ce qu'il me manquait, désinvolte bonheur créé par l'amalgame d'âmes solitaires, poésie sociale des flammes citadines, plumes éméchées qui écrivent une histoire, roman à quatre, six mains, carpe diem, profite de la vie, comment oses tu fixer la mort yeux dans les yeux, joute de regard, bataille perdue.
Être à leurs côtés me rendait tristement heureux, je voyais tout ce que j'avais raté tandis que je m'occupais à mourir pour un astre qui me détestait. Je t'haine, tu sais, Hélios, foutu dieu ensoleillé, je t'haine, passionnément, à la folie. Je voudrais t'étrangler, te tuer, effacer ton sourire carnassier, arracher tes cordes vocales pour te retirer ta voix mielleuse, te voler tes yeux d'ambroisie et te hurler ma haine.

Tiens, fais face à ma rage, écoute mon slam, regarde-toi dans le miroir et répète la Mort debout derrière toi, ses doigts émaciés posés sur ton épaule. Meurs de terreur, un cri coincé dans ta gorge. Je t'haine, Thomas, je t'haine plus que tout.

J'ai laissé échapper un dieu, trop peureux pour le retenir, je l'ai regardé quitter Olympe en me jetant dans le Tartare. J'ai entendu mes hurlements des torturés, j'ai senti l'aigle me bouffer, j'ai vu la fin, le terrible destin m'attendait.
Soleil et lune. Vous faites une belle paire. Dégage, à présent. Pourquoi narguer Icare après l'avoir tuer? Regrettes-tu de m'avoir brûler les ailes? Regrettes-tu de m'avoir détruit la peau, d'avoir réduit mon corps en cendres? Poussières perdues dans la mer, restes avalés par Poseidon affamé.

Est ce sur toi aussi, tu m'haines ? Je ne veux pas savoir. Mon vide n'est pas comblé, tout tombe dans les tréfonds de mon âme. Tu te souviens quand tu me lisais des poèmes d'amour? Quand on lisait Sappho, ensemble, assis sur la même chaise, nos parfums devenus qu'un? Je t' haine.

Hector est revenue s'asseoir à nos côtés, tasse fumante dans les mains.

" On peut mettre un bon film? Parce que cette merde à l'eau de rose me gonfle"

Athena n'attendit pas la réponse. Elle attrapa la télécommande et changea le film. Elle était parvenue à interrompre ma rêverie cynique, ma mort-vivante, le feu de mes pensées. Pompier de mes rêves.

AchilleWhere stories live. Discover now