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La colère d'Achille qui, selon le poème de l'Iliade, ... a donc passé rapidement d'un état de tristesse et de prostration à un état de rage destructrice.

Je me hais, je me déteste, et ma réflection me donne envie de vomir cette haine, de déverser des torrents de poussiéreuse dépression sur les murs de ma maison. Les murs crèvent sous le poids de ma souffrance, de l'insoutenable douleur qui fait s'avachir mes défenses, la maison se romps sous le poids de ma sanglante haine. J'ai envie d'hurler, de crier, de déchirer cette boule atrocement lourde qui se forme au creux de moi comme un oeuf déformé. Je suis un alien, un monstre, je mérite seulement de crever, de me tirer de ce monde que je ne fais que ruiner.

Hector me regarde alors que je me déchire à ses yeux, volatile projectile de l'homme qu'il croyait connaître. Bientôt, il ira raconter à Athena l'erreur qu'il a commis en me rencontrant, moi, zombie mourant, sable mouvant qui avale paroles acides et les recrache sous forme de crachat violent.

Je suis désolé, je suis désolé, je suis immolé, je suis calciné, je croyais avoir guéri de cette putain de souffrance insidieuse qui me coule dans les veines comme du plomb, j'crois que je suis en train de crever, putain sauve-moi, Hector, Patrocle, je coule, je coule, je coule, je cours vers ma mort, mon talon est en sang, j'me vide dans le sable dégueulasse de Troie, putain, à l'aide, à l'aide, sauve-moi, je coule, je crève, j'ébulitionne, crétin ensanglanté, brûlure violente, acide terrorisé.

Quand est-ce que j'aurais le droit d'être heureux plus d'une seconde à la fois? Est-ce que je ne mérite pas une pause? Est-ce que je ne mérite pas un bonheur sans conditions, un bonheur qui ne dépend pas de cette haine, de cette douleur, presque chronique, qui remonte des tréfonds de mon âme pour me happer dans le huitième cercle des Enfers? Est-ce que, pour une fois, je peux ressentir des mains douces près de mon coeur sans que je ne prenne peur, sans que je ne me rétracte, violenté, terrifié, près à sauter d'un pont pour échapper aux doigts brûlants de mon bien-aimé?


Hector m'assure que ma crise ne fait pas de moi un monstre, que je ne suis pas ruiné, qu'il ne va pas m'abandonner. abandonner quoi, de toute manière? Ce cirque qu'on avait commencé, derrière le dos de notre amie, ce cirque où, clowns que nous sommes, nous faisions semblant que ça pouvait marcher? Abandonner quoi, hein? Abandonner les touchers? Les sourires? Ce trop plein de problèmes que je représente, lui, putain d'Apollon parfait?

J'ai envie de lui crier dessus, de le tester, de voir jusqu'où je peux le pousser. Monstre. Monstre. Monstre.

Il me prend la main, il me chuchote des mots que je n'entends même pas. Je sens les larmes couler avant même de me rendre compte que je pleure, âme éclatée, verre brisé, glace éventrée. Je suis un minable portrait, j'ai déchiré son esquisse de tableau parisien, son sketch de parfait amant qu'il avait tenté de tracer de ses doigts miraculeux. Va-il réussir à me sauver, à m'extirper des Enfers? Est-ce-que, comme Eurydice, je suis condamné?

Je suis désolé je suis désolé.

Je murmure la même litanie en boucle, comme si ça allait changer cet aspect désastreux que je lui ai présenté. Je vois les larmes sur la galaxie de son visage et j'ai honte, je me hais, j'ai envie de pleurer, encore plus.

Suis-je condamné à ruiner tout ce que je touche? Suis-je maudit? N'ai-je pas le droit d'aimer? D'apprécier? Est-ce que toucher l'art d'un musée le détruit?

Je l'embrasse avec la peur de celui qui a tout à perdre. Je veux bien perdre ma maison, mon âme, ma raison. Mais pas toi. Pas toi. Pas toi, mon soleil, pas toi, Hélios renouvelé, pas toi, Patrocle, je t'ai enfin retrouvé, je peux enfin me l'avouer, je le savais depuis longtemps, je n'osais le formuler, je le savais, je le savais, je le savais, manie, hyperphagie, je deviens cinglé de toi, cinglé de peur, étranglé par une anxiété si nouvelle que je ne peux m'en défendre, j'étouffe, mes poumons s'enflamment, je te vois, toi, tes lèvres brûlantes encore contre les miennes, je te mange, je t'aspire, je ne prends même pas le temps de t'apprécier, je te dévore, je suis glouton, répugnant, mais j'aime, j'aime, j'haine, je me laisse aspirer par la folie qui m'éprend.

Hector, putain, Hector, sauve-moi, je t'en supplie.

Ne me laisse pas.

S'il te plait.

Je t'en prie.

Embrasse moi jusqu'à la fin de la nuit. Et, quand le soleil se lèvera sur mon corps calciné, quand le soleil me réduira en charpie, garde-moi dans tes bras, tiens moi encore un peu, juste un peu, juste pour que je me sente aimé quand je m'envolerais.

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant