Pour Lune

Quand je l'ai rencontré, j'étais une effluve d'humain. J'étais un croquis à peine dessiné, j'étais une esquisse d'humain, j'étais une coquille de moi-même. Quand il m'a quitté, il avait un anneau sur le doigt,  menottes dorées, il avait un sourire carnassier et un regard amoché par des années d'une colère inégalée.

" J'écris mieux quand je vais mal" je murmure, mes lèvres collées à son oreille

" C'est pour ça que t'écris plus?"

" Je sais pas."

Je ne sais pas quantifier mes émotions. Je sais que les intellectualiser n'est pas forcément une bonne chose, je sais que je dois me laisser les ressentir, me laisser porter par les vagues de mon océan, même quand elles sont plus tsunamis que vaguelettes.

" T'es beau."

" T'es con."

" Je t'aime."

" Très gay, tout ça."

Je vis par procuration. Je vis à travers ses doigts, à travers ses mots, à travers ses lèvres, à travers le brun qui recouvre son torse, le doré qui forme sa peau, à travers ses iris plus miel que confiture, à travers sa chevelure touffue, toujours un peu emmêlée, à travers son intelligence pointue et la pointe de ses canines sur ma peau endormie. Je suis pâte et il est boulangé, je suis sa baguette et son croissant, il est mon cuisinier.

Ses doigts glissent sur ma peau comme des patins sur de la glace. Il a les mains chaudes, elles sortent du four, elles sentent la patisserie et l'amour-glacé. Il est mon glaçage.

" Pourquoi tu tressailles?"

" Fait froid quand t'es pas là."

" Mais je suis là"

" Jamais assez près de moi."

A califourchon sur lui, je me laisse ressentir mes émotions. C'est une effervescence des sens. Une ébullition de chaud, de froid, de rouge, de rose, de jaune, de prunes et de citron, de pêche et de potiron, de mer, de neige, de soleil, de pluie. Il est doux et rêche et dur et mou et chaud et froid et glacialement lui.

" T'es beau." Il répète cette chanson au rythme de mes caresses, au rythme de nos baisers échangés. Et quand les draps nous recouvrent, il le répète une dernière fois, comme s'il priait, comme si lors d'un court instant embué, j'étais son Dieu et lui mon sujet.


Dimitri veut que j'écrive plus. Que je gerbe mon âme sur une feuille de papier, que je me laisse décoller pour mieux me recoller et ainsi avoir matière à gerbouiller. J'ai envie de lui dire d'aller se faire foutre, j'ai envie de lui dire que je suis heureux entre les bras chauds et forts de mon copain, que je ne veux pas me laisser m'éventrer juste pour trois vers fracassés qui n'auront ni sens ni beauté. Je n'aime pas ce que j'écris, je n'aime pas ce que je vomis— c'est comme si je me laissais apprécier de la merde, je ne suis pas un emmerdeur mais l'art que je produis est tout bonnement terrible et pourri.

Alors j'écris. De mon ongle, sur le dos de Thomas, quand la lumière se fait basse. Ensuite, je sors mon calepin, je réécris mes vers— des vers amoureux, des vers sur le doré de son âme, sur le rouge de son coeur, sur la chaleur qui émane de lui, sur le feu qui crépite dans mon coeur. Puis je m'adonne à l'horreur, je laisse remonter ma douleur et je la recrache dans des vers arythmiques sans musique et je crache, je crache, je crache, jusqu'à ce qu'il ne reste que bile et sang noir.

Thomas aime quand je souris, il aime quand je danse nu sous la douche, quand je chante-casserole devant l'omelette qui crépite sur le feu. Il aime quand je virevolte, quand je me fais flamme de bougie, quand je me fais feu adouci, quand je me laisse resplendir comme un humain entier.

Il me regarde avec amertume quand j'écris, adossé contre le mur du salon, les cheveux qui retombent comme de mauvais présages autour de mon visage, baguettes noires. Il sait alors que le monstre est de sorti, qu'il se lèche les babines et attend la destruction de l'enchantement.

" Je t'aime. Je t'aime en entier."

" Je sais."

" Tu es largement assez."

" Je sais."

" Je ne partirai pas, pas cette fois."

" Je sais."

" Alors pourquoi j'ai l'impression que tu ne me croies pas?"

" Parce que le mensonge pend à tes lèvres."

" Achille..."

" Je sais. Je sais. Tu vas rester. Tu n'es pas comme les autres. Tu as changé."

" Arrête de me repousser."

" Je ne fais rien de la sorte."

" Tu vas mal et tu essayes de m'énerver. Tu fais tout pour que je m'en aille, pour que tu aies raison."

" Je n'essaye pas—"

" Alors je t'en prie. Fais moi confiance. Je suis là, je ne vais pas partir."

" Pardon. Pardonne-moi."

Larmes salées.

" Reste. Reste s'il te plaît."

" Je n'ai pas bougé."

" J'ai l'impression que tu es si loin de moi."

" Je suis là. Collé à toi."

" J'ai si froid."

" Mon Icare, tu aimes tant le soleil."

" Tiens moi."

" Jusqu'au bout de la nuit. Promis."

" Jusqu'au bout de la vie?"

" Promis."

" Merci."

Silence.

" Thomas?"

" Oui?"

" Je t'aime."

" Faut dormir, maintenant."

" Dis le, s'il te plaît."

" Ah oui. Pardon. Je t'aime aussi, mon coeur."

" Encore."

" Je t'aime."

" Encore."

" Je t'aime. Maintenant, toujours, à jamais."

AchilleWhere stories live. Discover now