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Chacun est exposé à perdre un être cher, plus proche qu'un ami, un frère sorti du même sein, un fils : la part une fois faite aux pleurs et aux sanglots, il s'en tient là ; les Parques ont fait aux hommes un cœur apte à pâtir.

Chant XXIV, discours d'Apollon.

Le film qu'avait allumé Athena était ennuyant à souhait, dénué de toute la poésie amoureuse que j'aimais dans le cinéma. Bombes, explosions et feu, sur l'écran se matérialisait destruction et terrassement d'innombrables ennemis. Je ne parvenais pas à percevoir qui se battait contre qui, c'était un amas de corps et de cris, presque charnel, du sang coulant sur des peaux et des visages sans noms. Hector observait l'écran d'un air intéressé , la main plongée dans un bol de popcorn couvert de gras.

L'absence de beauté du moment le rendait glorieux. Hector, gras perlant sur son menton, yeux écarquillés, enfant devant les manèges, galaxies dessinées dans ses pupilles, rejoignant les constellations de ses joues. Athena, rageusement heureuse, déesse de la guerre, qui s'exclamait dès que quelqu'un crevait. Moi, l'inconnu, l'étranger, accepté dans cet instant convivialement cinglé.

Sur l'écran, un homme s'écoule alors. Sueur perlant sur son front, yeux embués, cheveux plaqués contre sa peau rougeâtre. Teint cramoisi, il pâlit devant la perspective de la mort, Thanatos lui sourit de ses dents écaillées. Il ferme les yeux, tremblant. Une dague s'abat dans son dos.

Je croyais que c'était un film d'action moderne.


Mon appartement me paraît bien vide après ça. J'entends Les Échos de nos rires idiots entre les murs, l'odeur du popcorn brûlé du second round raté, du décaf renversé sur le tapis qu'Athena avait acheté sur Vinted pour seulement dix balles vraiment tu fais chier!  Je prends cela comme un signe des Parques. Je suis prêt à vivre de nouveau, à sortir de ma prison, à retirer les menottes. Je suis prêt à redevenir humain, à sortir de mon moule cireux qui me colle à la peau comme une ventouse. Je suis prêt à voler près de Dédale, main dans la main, sans m'approcher du soleil traitre.

L'odeur du popcorn me suit jusqu'à mon lit, où mes draps sales et défaits me rappellent la réalité de ma vie. Ici le monde féerique du bonheur n'est qu'un fantasme, un fantasme de plus qui s'avère bien trop érotique pour mon esprit de poète chaste. Baudelaire rougirait face à l'indécence de ma rêverie. Un lit fait! De la sérotonine dans le cerveau! Qui oserait en rêver? Qui oserait l'espérer?

J'me sens presque mythomane quand je souris à mon plafond, tête entre deux coussins couverts de miettes. Qu'est ce que je fais, à défier les dieux, défier les Parques, défier le destin qui s'évertue à m'abattre comme les monstres que les héros aiment tant détruire. J'me sens héroïquement monstre, je peux presque sentir mon sang qui bouillonne dans mes veines, comme pour me rappeler que je suis vivant, que ce monstre-ci n'a pas encore rendu l'âme, qu'Heracles ne m'a pas encore transpercé de son âme aiguisée. Mes propos s'emmêlent comme les pinceaux de Thomas, avant, et mes lèvres tremblent au gré des sanglots que je n'avais pas senti arriver. Suis-je triste? Je ne sais pas. Je ne ressens plus autant que je ne subis. Les émotions tombent à flots, torrents inattendus qui dévastent tout sur leur passage, réduisant l'architecture de mon esprit en poussière.

Si seulement j'avais eu les armes nécessaires pour me battre. Si seulement je n'avais pas été lâche. Je croyais qu'Achille était censé être assoiffé de guerre, de combat. Je croyais qu'il maniait mieux les armes que quiconque. Je croyais qu'il était invincible, je croyais qu'on le craignait, je croyais qu'on l'adorais, je croyais que les dieux tremblaient devant lui. Je n'étais rien à côté de la grandeur de mon nom, je n'étais que fourmi près de l'Homme, le vrai, le Dieu que jamais je ne serais. Même ma poésie n'égalait pas celle des dieux, Apollon me riait au nez, mes mots brinquebalaient, chaviraient et s'écroulaient au fond d'un creux, enfouis sous des pierres, sous de la roche, sous de la boue, sous la terre visqueuse de l'homme qui s'en fout. Oublié, j'aurais vécu pour rien, ma souffrance aura été inutile, et mes larmes dénuées de soleil seront devenues celles d'un inconnu, perdu dans les vagues du temps.

Est-ce-qu'Icare avait pensé à cela avant de mourir, tombant vers la gueule béante de l'océan? Avait-il eu peur qu'on l'oublie? Avait-il eu peur que sa vie soit obsolète? Avait-il penser à son père, qui lui hurlait de redescendre? Avait-il compris son erreur? Où continuait-il de penser à sa réussite, à son exploit, sans penser aux dents de la mer qui se resserraient  sur son corps juvénile?

AchilleWhere stories live. Discover now