Cigarette perchée entre mes lèvres délavées, du caramel peint sur la bouche, la nicotine emplissant mes poumons, je reste, assis, prostré, sur un banc, perché comme un charognard, la mort dans l'âme, la mort plein les poumons.

La fumée s'élève dans les cieux comme un mauvais présage, la mort dessinant des fantômes grisâtres dans les airs.

Freddie est assis près de moi, les yeux ternes et fatigués, mort dans l'âme.

Ce matin il m'a appelé, en catastrophe, la voix tremblante. Thomas était parti en voyage.

Il avait posé un post-it volatile sur la table carrée de la cuisine, s'était envolé pour Barbados, ou une autre île exotique qui le ferait se sentir comme un perroquet coloré.

Il expire, laissant échapper la fumée argenté qui représente tout aussi bien sa colère que sa peine.

" Je pensais, peut être naïvement, qu'il me préviendrait avant de partir."

Il rit aigrement.

" Jamais il ne ferait un truc pareil. Penser aux autres? Jamais. Il sait détruire et abimer, il ne sait pas apprécier l'humanité."

D'une main habile, il écrase sa cigarette et s'en rallume une autre, la flamme du briquet vacillant sous la brise du printemps.

" Je suis fatigué de lui. J'ai essayé. J'ai essayé de réparer notre mariage voué au désastre, j'ai tout tenté. Je ne veux pas être un jeune divorcé."

Il expire à nouveau, les yeux exorbités. Il n'a probablement pas assez dormi, il a probablement vu la fin de sa relation encore et encore dans les boucles de l'écriture de Thomas.

Sa peau sentait le tabac et la mort.

Son regard se pose sur moi. Il semble haïr le monde, haïr la vie. Il a la peau jaune, la peau translucide qui révélait son coeur meurtri, bleui par le froid de sa vie.

Ses cheveux longs sont comme des rideaux abimés autour de son visage, ses yeux embués sont des grattes-ciels, métalliques et grands, frottant les nuages de leurs doigts d'argent. La bague sur son doigt pue l'ironie, elle crie des blagues à demi-mâchées.

" Nike m'avait prévenu. Elle m'avait dit qu'il partirait."

Il rit, encore, un rire tellement saugrenu que j'en ai la chair de poule.

" Quand elle t'a rencontré, elle m'a dit qu'elle voyait les traces qu'il avait laissé sur ton âme, sur ton coeur. Elle m'a dit que je serai forcément marqué, moi aussi. Que je serais forcément abimé par la violence de cet homme poétiquement atroce."

Il regarde maintenant dans le vide, ses yeux mi-clos, ses cils sombres. Il inspire lourdement, comme si le poids sur ses épaules était trop lourd à porter.

" Je voulais juste tomber amoureux. Etre heureux."

J'écrase ma cigarette, fermant les yeux.

" Comme nous tous."

" Pour toi, c'est différent, Achille. Tu es parfait. Tu es comme un aimant. Même au plus bas, tu continues d'attirer tout le monde autour de toi. Tu es inexorablement aimé."

" C'est pas vrai—"

" Sauf que ça l'est."

Je l'entends remuer près de moi, sentant la brise danser dans les airs. Le parfum jaune du pollen m'emplit le nez.

" Le monde te tourne autour, Achille. Tu es comme le soleil. Peut être assombri, peut être brisé, peut être fracassé. Mais tu es un astre. Tu es le centre du système solaire."

" Je—"

" Hector t'a trouvé parce que tu brilles de mille feux, Thomas t'as trouvé à cause de ça, et bien d'autres continuent de tomber amoureux de toi puisque tu es incroyablement puissant."

"Mais—"

" Tu es héroïque, de ta manière magiquement fragile, tu es si vulnérable. On peut s'identifier à toi avec telle facilité."

" Qu'est ce que tu racontes, Freddie?"

Il inspire une autre bouffée de nicotine.

" Tu es persuadé d'être un antihéros. Mais t'es juste un héros."

J'entre-ouvre les yeux. Ses lèvres sont écartées, légèrement. Il semble avoir arrêté le temps. Il me rappelle un Titan déchu.

" Je ne—"

" Si."

La fumée vole entre nous, plus parlante que les mots.

" Thomas reviendra. Et je ferais semblant d'y croire, encore et encore. Puis, il disparaîtra à nouveau. Et je t'appellerais, comme un idiot qui n'apprend pas de ses erreurs."

Il expire.

" Je te parlerai du monstre que nous idolâtrons et je pleurerais des larmes de crocodile, en fumant trop de cigarettes et en parlant trop fort."

Il sourit, un sourire gris, orageux.





Il était légèrement bronzé, le teint hâlé de celui qui s'échappe. Il avait les lèvres dorées, les yeux caramels, les cils bruns, le sourire carnassier.

" S'lut."

Thomas était assis face à moi, dans un café. Je ne me souvenais pas d'avoir accepté de le voir, mais je n'avais plus le choix.

" T'as l'air fatigué."

C'était faux. J'étais en pleine forme, j'avais extrêmement bien dormi, mes joues s'étaient remplies et mon coeur gonflait dans ma poitrine, enflait au rythme de mon bonheur.

" J'ai mal dormi."

Il sourit. Son sourire était couleur sable, ses joues légèrement roses, son nez couleur bronze.

" Je viens de rentrer d'un voyage."

" Cool."

" J'ai vu pleins de plages, plein de soleil, plein de femmes."

" Pourquoi tu parles de femmes?"

" J'ai rencontré Isabella."

" Qui?"

" Elle est rentrée avec moi, on va habiter ensemble."

" Quoi?"

" J'ai demandé un divorce à Freddie."

" Quoi?"

Je n'arrivais pas à comprendre ses mots.

" Je suis amoureux, Achille."

" Quoi?"

" Pas d'elle, non, j'aurais aimé l'aimer. Mais je me suis attaché. J'ai besoin d'elle. Ses mains, ses lèvres, ses cils, ses courbes. Je suis hypnotisé."

Il avait les yeux plissés de celui qui pense à des choses plaisantes. Il se mordait la lèvre pensivement.

J'avais envie de lui mettre une droite.

Comment pouvait-il avoir si peu de considération pour les autres? Comment pouvait-il penser si peu aux autres? Il blessait les gens sans même se sentir mal, il traînait les gens dans la boue et la merde, il frappait les gens de ses poings, il les poignardait encore et encore, il les laissait crever dans la terre battue. Maintenant qu'il avait vidé Freddie de son âme et de sa joie de vivre, il voulait passer à autre chose. Il était un monstre, un vampire, un suceur de sang.

" Tu me dégoutes, Thomas."

Il plissa les yeux.

" Tu es juste jaloux de ma liberté. Et tu aurais aimé que je te choisisse toi."

" Non. Tu es juste répugnant."

AchilleWhere stories live. Discover now