Fragmenté.

J'échoue sur la plage, houleux, honteusement blanc, honteusement translucide, honteusement vide, honteusement salé, givré, défoncé.



Le café vient de fermer. La lumière est éteinte, Paris s'est endormie, elle ronfle, ses yeux sont fermés, cils épars. Je ne devrais pas être là. Je le sais, le pigeon qui me fixe depuis l'autre côté de la route le sait, les lampadaires, qui, penchés, me jugent de leurs globuleux yeux jaunes le savent, mais je reste tout de même.

Il s'est marié hier. Sa bague pend à son doigt comme le noeud d'une corde. La chaise menace de se rompre, à tout moment il va crever.

Son visage trahit ses insomnies, trahit sa colère, trahit cette haine qu'il a toujours nourrit envers l'univers. Il ne me propose pas une clope, il ne me propose pas un café, il sait que nous ne sommes pas censés être là, nous n'avons pas le droit de faire semblant d'être les étudiants que nous étions, ensembles, entre deux cours de littérature poétique, entre deux études de vers peuplés par le vice et la débauche. Nous sommes le spleen, nous sommes le mal, nous sommes tout ce que dénonce le poète de Paris. Nous sommes les ratés, nous sommes les débauchés, nous sommes Satan personnifié.

Je me sens presque mal de briller. Je sais que sur mes traits se lit la bonne humeur, le bonheur, quoique strié par les rayures de la dépression, de la douleur, du vide. Mais je sais qu'il est trop imbu de lui même pour les remarquer. Je représente tout ce qu'il n'est pas, tout ce qu'il n'a plus, je suis l'antagoniste, son antagoniste, son Troyen, son ennemi juré.

Il est appuyé contre la vitrine, veste émoussée de l'artiste en herbe, cheveux ébouriffés d'homme décalqué. Ses yeux sont ornés de valises bleutées, sa moustache date d'une dizaine de jours, elle n'est pas apprivoisée, ses doigts rougis par le stress et le froid, sa voix tremble quand il parle, tremblement de terre agacé.

" T'as l'air fatigué."

Il continue ce manège que nous avions mené. Sa voix est abimée, ternie par un trop plein de nicotine et de caféine, ternie par un trop plein de stress et de durex.

" J'ai mal dormi."

Il pue la caféine, je pue la dopamine. Il est mon héroïne, je ne peux m'empêcher de lui courir après, addict, addict à la souffrance, dépendant, je ne suis pas, je ne serais jamais complètement indépendant. J'ai envie de lui gueuler dessus, de lui vomir ma haine, mais j'en suis incapable, mon coeur envahit ma gorge, l'air peine à passer, je suis aphone.

" Je veux que tu reviennes, Achille."

Son visage me paraît émacié, trop long, trop grand, trop gris. Monstrueux. Cadavérique.

" Tu me manques."

Silence.

" Tu es marié, Thomas."

" Je peux le quitter."

Je ris. Jaune.

" Je suis amoureux, Thomas. Et pas de toi."

Visage décomposé. Ahuri.

" Tu m'as remplacé."

Il ne pose pas de question. Il pose cela comme un fait, comme si je n'avais pas le droit de tomber amoureux, comme si quiconque présent dans ma vie servait à combler un vide dans ma poitrine, laissé par sa monstrueuse figure.

" Il n'y avait rien à remplacer, Tom."

" Tu sais autant que moi que c'est faux. J'étais ton monde."

Machinalement, il sort une clope de sa poche, doigts s'empressant de créer la flamme salvatrice, celle qui lui permet d'inspirer lourdement la nicotine, de la faire pénétrer ses poumons calcinés. Il expire doucement, sueur perlant à son front. Il me parait si humain. Si fragile. Si... Si peu. Minuscule. Je me demande alors comment j'ai pu avoir peur de cette créature minime. Il n'est rien. Il me fait presque de la peine.

" Etais. Peut être. J'étais un enfant. Tu étais un jouet attrayant. Puis, je suis arrivé dans le monde des grands."

Violence machinale des mots. Mécanique de défense, effusion des sens, sang affluant à mes joues. Je suis désolé, je suis désolé, j'essaie de me défendre des dégâts que tu ne cesses de réactiver.

" Tu me dégoutes, Achille. Tu penses être libéré de moi? Pourtant, tu reviens, vaillant toutou, dès que je te siffle. Tu m'appartiens, tu le sais autant que moi. Il suffit que je prononce ton nom pour que tu accoures, pour que tu fondes, pour que tu te prosternes à mes pieds. T'es pathétique, ça te rends presque adorable."

Il jette son mégot par terre.

" Arrête de te penser mieux que moi. Tu pense être heureux? C'est juste parce que tu as un joujou entre les mains, juste parce que tu te distrais trop pour ressentir quoi que ce soit. Tu évites le silence pour ne pas avoir le temps de réfléchir, tu assailles ton cerveau pour ne jamais avoir le temps de faire face à la réalité. Et tu as besoin de moi. Tu me désires. Tu penses à moi, tu ne veux que moi, je suis le seul qui pourra un jour te combler. T'es un idiot qui ne veux pas voir la vérité, tu te voiles la face comme un putain de désastre. Assume les choses, mon coeur. Une fois que la rancœur sera partie, tu sauras que j'ai raison."

Il sourit. Prédateur. Sourire carnassier. Mon estomac se tord.

" T'as besoin de moi. Tu auras toujours besoin de moi. Parce que, mens-toi autant que tu veux, je serais toujours ton Patrocle."

AchilleWhere stories live. Discover now