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" Achille."

J'ai l'impression que mon nom est aussi précieux qu'un lingot d'or dans sa bouche— non. Ça le salit. Hector n'est pas matérialiste. Il en a rien à foutre de l'or. Il aime l'art, les mots, la peinture fraiche, l'acrylique, l'herbe qui vient d'être tondue, la pluie sur le bitume, le ketchup et le fromage blanc.

" Achille. Arrête. Tu n'es pas un monstre. Tu n'es pas parfait, tu as fait des erreurs, tu continues d'en faire mais ça c'est parce que tu es humain. Tu es humain et tu as le droit d'être humain et je t'aime parce que tu es humain."

" Tu ne devrais pas parler comme ça on ne peut pas parler comme ça on ne devrait pas je—"

" Respire. Ralentis. On a le temps."

Le temps. C'est quoi, le temps au juste? C'est le sable qui coule le long du verre? C'est le vent qui souffle, éphémère? C'est la glace qui fond, c'est le soleil qui pond, c'est le pont qui se brise sous la houle qui se grise sous le ciel qui se freeze sous le Dieu qui s'enlise dans une guerre sous emprise qui se tisse qui se plisse qui se— C'est quoi le temps? C'est le tic tac des fourmis, c'est le mic mac des ordis c'est la vie, c'est la mort, c'est la nuit c'est l'abord? Le d'abord le gars mort? C'est quoi le temps au juste? Tic, tac, tic tac, rien ne ralentis.

" Achille. Regarde moi. Suis ma respiration. Je crois que tu es en train de faire une crise d'angoisse."

Achille— Chill. Chill, en anglais, ça veut dire relax. Relax. Putain d'ironie de merde. Je vois le temps devant moi comme du sang qui coule sur un miroir. Le temps sent la groseille et la rotation du monde droit. Le temps sent la pisse et l'encens. Il sent l'hubris et l'en-sang. Il sent les sens le sens l'ascens—ion. Il sent. Il sent? Il sent!

" Achille."

Il me tient la main. J'arrive pas à concevoir qu'il me tient la main. Pourquoi est-ce-qu'il me touche alors que je suis un monstre, alors que je mérite qu'une chose c'est de crever, pas de mourir, non, de crever comme un ballon sous un talon, je mérite de disparaitre, de me vider de mon âme comme un bout de plastique vidé d'hélium. Il me tient la main et j'ai envie de lui gueuler dessus parce que comment ose-t-il? Comment ose-t-il me rassurer alors que je suis venu là pour me battre, pour hurler, pour lui défoncer l'âme comme je l'ai fait mille et une fois. Je me souviens de l'arrêt de bus, de la pluie, je me souviens de la destruction.

Sauf que c'était pas lui. C'était pas lui qui me faisait hurler, c'était pas lui qui me réveillait à pas d'heures pour mieux me détruire, c'était pas lui qui me faisait devenir ce monstre égosillé.

C'était Thomas. Thomas que je veux. Alors qu'est-ce-que je fous là?

Il me tient la main et soudain je me calme. Et soudain ma colère aveuglante s'apaise comme une cascade qui trouve enfin son lit. Et soudain, soudain, petit à petit, le rythme cinglant de mes pensées redevient une tergiversante petite rivière, qui roupille dans un lit de rochers grisés. Il me tient la main, et les larmes se mettent à couler, nettoyant la haine, remplaçant la colère, si facile à cultiver. Et soudain, je m'appuie contre lui, front contre son torse toujours aussi épais, aussi dur, aussi fort, celui qui est prêt à accueillir la plus solide des fondations. Je verse des larmes salées, amères, et je l'entends murmurer mon prénom, encore et encore. J'ai l'impression qu'il est en train de prier, que mon prénom est devenu un Te Deum et que je suis une sorte de miracle qu'il attend. C'est étrange, étranger, différent, je ne sais pas comment l'envisager.

" Achille..."

J'ai l'impression qu'il faut que je m'évade, que je franchis une ligne, LA ligne, la ligne rouge interdite, celle qui fait que je suis officiellement une sous-merde. La sous-merde n'est pas censée être moi, c'était censé être lui, Thomas, celui qui part et qui revient à sa guise. Pas moi. Pourtant je suis bien, contre lui, lui qui sent le miel et la chaleur, lui qui me rappelle non pas l'été dénué de règles mais l'antre chaleureuse d'une cheminée.

" Oui, Hector?"

" Tu te sens mieux?"

" Je crois, oui. Pardon."

" Tant mieux. Tant mieux."

Sa voix est douce. Sa colère, son amertume face à mon indécision semble s'être dissipée, laissant place à de l'inquiétude. Je ne peux m'empêcher d'aimer le fait qu'il s'inquiète encore, qu'il m'aime encore assez pour se soucier de mon bien être, et la part de moi qui apprécie cela est détestée par la part de moi qui sait que je n'ai pas le droit de réclamer cela.

Sa main ne se balade pas sur mes cuisses, ou sur mes hanches, ou son mon t-shirt. Elles ne quittent pas les miennes. Elles restent là, chaudes, brûlantes même, un p'tit feu au creux de mes mains, un p'tit soleil contre mes doigts.

" Pour revenir à ce qu'on disait—" il commence, un peu hésitant, la voix mesurée, douce, douce au possible pour quelqu'un de blessé— " Je pense que... Fin... C'est ta décision. Peu importe ce que je te dis, en réalité c'est à toi de décider."

" Hector.."

" Est-ce-que tu l'aimes, Achille? Est-ce-que tu te vois devenir vieux avec lui? Un vieux papi tout frippé, un vieux papi qui ne pourra plus baiser, fumer et boire à longueur de journée?"

" On n'est pas que ça—"

" Je sais. Je sais que c'est pas juste ton plan cul. Je sais qu'il t'offre des beaux mots que je ne peux pas t'offrir— mais il te donne aussi de beaux maux et ça, ça c'est pas de l'amour. Quand tu aimes quelqu'un tu évites au possible de les faire souffrir. Tu te casses pas quand bon te semble, tu ne vas pas voir ailleurs, tu ne les quittes pas pour ton ex. Tu te barres pas dès que c'est difficile."

" On dirait que tu croies que je ne t'ai jamais aimé. Moi aussi j'ai merdé, moi aussi j'ai vu ailleurs, moi aussi je suis parti."

" Parce que tu vas mal. Parce que tu es humain. Mais lui, il pousse le vice bien plus loin. Parce qu'il sait, il sait, il sait que tu le laisseras revenir. Il en abuse parce qu'il sait qu'il détient le pouvoir."

" Il est pas mauvais. Il a changé."

" Alors s'il a changé tant que ça, s'il est si parfait, épouse le. Pourquoi est-ce-que t'as besoin de mon avis si t'es si sûr de toi?"

" Je suis pas sûr—"

Il prend une inspiration longue, lourde. Je sais qu'il tente au possible de rester calme, de ne pas s'emporter, de ne pas laisser sortir la rancune qui l'habite comme un fantôme.

" Tu sais, Achille, j'ai beaucoup pensé à ce que je te dirai si tu venais me voir, comme tu l'as fait aujourd'hui. Comme tu l'as fait aujourd'hui, m'annoncer ton mariage. Je m'étais dit que sûrement tu trouverais quelqu'un d'autre, quelqu'un qui peut être aurait su t'épauler comme je n'ai à priori pas réussi à le faire, qui aurait réussi à t'aider à arrêter de te noyer, qui aurait maintenu ta tête hors de l'eau mieux que moi, qui te rendrait heureux, épanoui. Je ne pensais pas que ça serait lui, parce que je pensais qu'il finirait de te détruire et qu'ensuite tu te reconstruirais, efficacement cette fois, assez pour trouver quelqu'un d'entier qui pourrait t'aimer comme tu le mérites. Qui te rendrait heureux, qui te ferait gonfler d'un bonheur si pur, si glorieux qu'il en serait divin. Et je me souviens penser, allongé dans le canapé là où si souvent je t'ai embrassé— là où je t'ai tenu la main pour la première fois, dans le noir, là où tu m'as fait mille discours sur le fait que j'étais ton espoir, là où je pensais moi même un jour te demander en mariage— je me souviens d'être allongé là, et me dire que je te souhaiterais du bonheur. Même si les what if, les et si, les possibilités manquées m'auraient taraudées, je t'aurais féliciter parce qu'enfin tu aurais trouver de la stabilité. Sauf que là, Achille, Achille, s'il te plaît essayes de comprendre, tu n'as pas de stabilité. Pas avec lui. Tu te fais aider, lui aussi, peut être, certes, tu te fais aider et tu penses l'aimer et tu aimes cette passion, tu aimes la baise sur les meubles et les poèmes dans le noir, et l'alcool qui coule et les clopes qui fondent sur le putain de miroir, mais je te promets, Achille, c'est pas ça le bonheur, c'est pas ça l'amour, ça c'est la jeunesse en sang, la jeunesse en rotation qui ne fait que rotir et brûler dans les coulisses des Enfers. J'te dis pas de tout quitter pour trouver mieux— je n'oserais pas. Mais je le pense. Parce que je t'aime et que je déteste te voir avec lui et parce que je sais que je t'offrirai la lune, mon coeur et mon âme si ça voulait dire que t'aurais le droit à une seconde et demie de bonheur."

AchilleWhere stories live. Discover now