Juin - 1

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J'ai toujours eu la tête dans les nuages. Je ne suis pas spécialement étourdi, c'est simplement que je passe plus de temps le nez en l'air que la plupart des personnes que je connais. Je n'ai jamais compris quel était cet attrait certain pour le ciel ni d'où je le tiens. Mes parents ne sont pas pilotes ou astronautes, ils sont fleuristes. Mon père crée les bouquets, ma mère les vend et mon frère est actuellement en apprentissage pour reprendre la main dans quelques mois. Et pourtant moi, je me sens comme un extraterrestre dans cette famille, à avoir le nez vers le plafond, cherchant désespérément un minuscule bout de ciel.

Mes parents se sont posé des questions. Ils ont manqué de m'amener chez un psychologue, parce qu'ils croyaient que j'étais malheureux sur Terre, que je ne me sentais pas à ma place parmi eux. Ceci expliquerait le fait que je passe le plus clair de mon temps la tête dans les nuages. Mais personne ne pouvait éclaircir ce que j'avais. Je suis simplement quelqu'un qui aime regarder le ciel. Je ne suis pas un extraterrestre, je ne me sens pas mal dans ma peau. Je suis seulement différent d'eux. Parfois, j'ai l'impression que cela les dérange. Alors, quand je suis à la boutique avec eux, je focalise mon regard sur Callahan, mon frère, qui noue les fleurs entre elles. C'est une véritable épreuve pour moi, car l'atelier de création de bouquets est dans une serre.

En classe, lors des différentes rentrées, je m'arrange pour me diriger vers une fenêtre. Je suis toujours près de l'une d'elles et je passe mon temps à regarder au travers, délaissant très souvent les cours. Les professeurs me reprennent sans cesse, me demandant d'être plus attentif et moins lunatique — bien que je leur ai déjà dit que leur définition est faussée. Je ne suis pas lunatique, monsieur, j'aime juste le ciel. Le ciel me fascine.

Aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. Les mathématiques n'ont jamais été ma tasse de thé. Alors quand le professeur commence à débiter sa leçon, je penche directement ma tête vers la fenêtre, à ma gauche. Nous sommes en juin, l'année scolaire est terminée en juillet. Ce n'est pas le temps qui nargue les élèves, puisque nous avons un mois de juin particulièrement mauvais cette année. Mais les grandes vacances sont très attendues.

Avec mon inexplicable attrait pour le bleu au-dessus de moi, je ne me considère pas vraiment comme quelqu'un de sociable. Il est vrai qu'avec ma plastique « avantageuse » comme racontent certaines, je plais à beaucoup de filles. Mais elles sont nettement moins appréciables que le ciel. Quant aux garçons de ma classe, ils ne semblent pas intéressés par mon amitié, préférant sans doute se lier avec leurs semblables. On ne peut pas dire que je rentre parfaitement dans le moule de l'adolescent moyen. Je n'ai jamais voulu me distinguer, ou me faire remarquer, mais ce rôle me plaît bien. Un peu fantomatique, un peu étrange, un peu mystérieux et inaccessible. Je suis comme une étoile qui brille à la même intensité que ses semblables au milieu d'un ciel piqueté de milliers de constellations. Un parmi tant d'autres.

— Monsieur Tanaka, les fonctions logarithmiques ne vous intéressent pas ?

— Pour être honnête avec vous, Monsieur, pas vraiment.

J'ai tendance à être trop franc, surtout avec mes professeurs. De ce fait, j'écope souvent de punitions et exclusions. Parfois, je trouve cela injuste. Je ne fais rien de mal.

— Si mon cours est ennuyeux, et que vous préférez avoir la tête en l'air, sortez, je ne vous retiens pas.

— Bien Monsieur. Au revoir, Monsieur, et bonne chance avec vos fonctions. Et vous avez fait une faute sur le troisième tableau, au niveau de la troisième expression. Vous avez oublié de factoriser le x.

Je prends mes affaires, efface la ligne fausse en passant devant, et sors de la pièce. J'entends la porte s'ouvrir quelques secondes après que j'ai quitté la salle et un élève aux cheveux orange pétants apparaît. Maxwell quelque chose, le délégué de la classe. J'ai cru comprendre qu'il préférait qu'on l'appelle Max.

— Tu ne peux pas t'en empêcher, n'est-ce pas Eliot ?

— Non, je pense que c'est plus fort que moi. Le professeur a le droit à ma franchise. Je ne m'intéresse pas à son cours, je lui dis. C'est aussi simple que cela.

— Franchement, tu es spécial. En plus, tu te permets de le reprendre sur la faute qu'il a faite, comme ça, comme si de rien n'était. Le pire, c'est que t'avais raison.

— Je sais. C'est pour ça que je l'ai dit.

Il ne rajoute rien et continue sa route en regardant ses mocassins. À son inverse, j'ai plutôt les yeux plantés au plafond, comptant dans ma tête le nombre de carreaux que nous passons au fil de notre marche. Cela occupe mon esprit. Le chemin vers la permanence n'est pas très long et une fois le délégué éloigné de ma position, je quitte la salle vide de toute âme et je me dirige à grands pas vers la bibliothèque de l'école. Je préfère passer le reste de l'heure dans un endroit tel que celui-ci.

— Bonjour, Madame Fireworks, je lance à la vieille bibliothécaire.

— Bienvenue Eliot. De quel cours s'agit-il, cette fois-ci ?

— Mathématiques. Le professeur n'a pas apprécié mon honnêteté. Il a même osé faire une faute dans la démonstration qu'il était en train d'écrire. Avant de partir, j'ai pris soin de la corriger.

— Cette attitude te jouera des tours en grandissant, Eliot. Mais soit. Que vas-tu faire aujourd'hui ?

— Comme d'habitude Madame. Je vais lire de la poésie.

— Anglaise ?

— Non, française. J'ai pris goût à Baudelaire. D'ailleurs, j'apprends le français pour étudier les plus grands auteurs.

— Tu me surprendras toujours, Eliot.

Je lui souris discrètement et me dirige vers le rayon de la littérature étrangère. Je choisis le gros volume que je prends depuis quelques jours et me penche dessus, démarrant ma lecture. Je lis lentement, pour bien assimiler chaque mot, que parfois, je ne comprends pas, faute de vocabulaire. J'apprécie les rimes, ainsi que le vieux papier, granuleux sous mes doigts. En revenant à la première de couverture, je remarque que le volume n'a été emprunté qu'une seule fois.

Godeau Valentin

Un nom de famille français, comme celui de cette pièce de théâtre de Beckett. Cela ne m'étonne pas de le voir sur de la poésie française. Toute ma classe étudie la langue, mais il ne faut pas leur demander d'aller chercher de la littérature. C'est pour cela que je suis heureux de trouver quelqu'un qui s'intéresse à autre chose qu'aux romans discutables qu'on nous demande parfois de lire. J'en souris presque.

J'entends la porte de la bibliothèque claquer, signe qu'une personne entre ou sort. Je penche plutôt sur la première solution. Intrigué, je lève les yeux de mon volume, mais je ne vois personne. Peu patient, je me replonge dans ma lecture.

— Ha, mon petit Valentin... Que se passe-t-il encore ?

— C'est ce serpent de prof de science, il n'a pas spécialement aimé que je joue avec les organes de la souris qu'on était en train de disséquer. Du coup, je me suis retrouvé à la porte. Comme je ne supporte pas la permanence — sérieusement, ils veulent notre mort ou quoi ? —, je suis venu ici dès que ce cher délégué m'a lâché.

Je relève les yeux, à nouveau intrigué. Ce garçon porte le même prénom que celui qui figure sur le bon d'emprunt. Une pareille personne ne peut pas savoir lire le français, pas en parlant comme cela.

— Ton coin de lecture est occupé, Valentin, par un autre élève dans ton cas.

— Ha bon ? Dans la littérature étrangère ?

— Oui. Eliot, m'appelle-t-elle, montre-toi.

Peu surpris qu'elle se permette de telles familiarités avec moi, je me déplace, curieux de savoir à quoi ressemble ce fameux Valentin. 

Ciel d'été [BxB]Where stories live. Discover now