Juillet - 2

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Je serre les poings. Nous sommes sur le toit, pendant la pause déjeuner entre nos deux derniers examens - celui de littérature et celui de mathématiques. Cette question me gêne, parce que je ne sais pas comment répondre. L'Eliot du mois de juin aurait répliqué par l'affirmative et aurait quitté les lieux sans un mot ni un regard. Mais ce moi tend à se faire effacer par celui que Valentin m'aide à construire grâce à sa maladive amitié. Je me sens comme un carrefour avec un choix trop simple - celui de partir - et un bien trop compliqué - celui de rester et de répondre. Pour tenter de mettre de l'ordre dans mes idées, je lève la tête vers le ciel. Aujourd'hui, nous avons de la chance, car il est tout bleu, comme ce qu'il devrait être, puisque nous sommes en été. Il n'y a pas de vent, pas de nuages, c'en est presque miraculeux. Rien que le ciel, encore et toujours lui. Je pourrais l'observer pendant des heures sans me lasser.

Soudain, je sens du mouvement à mes côtés et lorsque je rabaisse la tête, je tombe nez à nez avec Valentin qui me fixe, les sourcils froncés. Sa main est tendue vers ma joue, et semble crispée. Il montre le bleu au-dessus de nous avec un doigt, sans pour autant le regarder, et commence à parler.

- C'est pas en observant le ciel que tu vas avoir une réponse. Le ciel ne te dira rien, parce qu'il n'est pas vivant. Le ciel ne sert qu'à décorer le paysage, rien de plus. Alors, arrête de te pencher vers lui, et réponds-moi honnêtement. C'est tout ce que je te demande.

Il semble en colère. Sa respiration est courte et saccadée, preuve qu'il tente de camoufler ses émotions. Je sens qu'il se retient de me frapper pour me faire bouger, me faire répondre. Pour éviter de me prendre un poing dans la figure, j'inspire une grande quantité d'air, comme pour m'encourager et je me décide à parler.

- Le vieil Eliot t'aurait dit que oui, tu es comme un chaton abandonné qu'on soigne puis qu'on oublie. Mais celui d'aujourd'hui, celui qui est en face de toi, il te considère comme son ami. Mais, et toi Valentin, est-ce que tu penses que je suis un chaton abandonné dont il faut prendre soin ?

Ses sourcils se lèvent, il rougit et il se recule d'un coup. C'est comme si je venais d'énoncer une vérité cachée, une vérité qui n'est pas bonne à dire. J'ai la soudaine impression qu'il prend peur et qu'il va me sortir le plus gros mensonge qui puisse exister. Dans un certain sens, je m'attends à être déçu.

- Le jour où on s'est rencontré, tu m'as découvert en train de hurler sur le toit. Ça m'arrive souvent, de hurler. D'habitude, c'est chez moi, sur mon balcon qui donne sur le jardin. Mes voisins sont tous sourds, alors ils ne m'entendent pas. Je hurle pour toute sorte de choses. Parce que je suis seul, parce que je m'ennuie, parce que j'ai mal au cœur, parce que j'ai perdu une course, parce que je ne retrouve plus mon t-shirt préféré. Je hurle tout le temps, pour des trucs plus ou moins graves. Ce jour-là en particulier, la solitude m'est tombée dessus comme une ancre sombre au fond de l'eau. D'un seul coup. Je voulais en parler à des gens, le plus possible, sauf que je sais pas... j'y arrivais pas. Je restais la gorge coincée, je me défilais. Et puis t'es apparu à la bibliothèque, comme une fleur, si je puis dire. J'avais envie de te parler, de déverser un flot de mots sur toi. Parce que j'avais l'impression, tu vas trouver ça bête, j'en suis sûr, j'avais l'impression que t'étais aussi seul que moi. Mais je savais pas comment t'aborder pour éviter d'être collant comme de la glu. J'en avais aucune idée. Alors l'unique chose qui m'est passée par la tête, c'est de monter sur le toit, et de hurler.

Il s'arrête, attend sans doute une quelconque réaction de ma part avant de reprendre, plus anxieux qu'au début de son discours.

- Pour être honnête avec toi, je t'ai considéré comme un chaton abandonné. T'étais solitaire, sans ami, dans la bibliothèque à lire des poésies en français. Tu me faisais pitié, dans le mauvais sens du terme. Mais moi aussi, j'étais un chaton abandonné. Une pauvre petite boule de poil que tu laisses miauler sans t'en soucier le moins du monde. Quand je t'ai amené à la cascade pour que tu découvres mon univers, c'est comme si je te faisais monter dans ma boîte de carton avec moi. J'étais plus seul. J'étais plus seul, et c'est ce qui m'importait. Tu peux me détester si tu veux, parce que j'ai pas été spécialement gentil aux premiers abords. Mais je préfère te dire la vérité, voilà tout.

Il me regarde, reprenant une respiration normale. Cependant, il écarquille à nouveau les yeux en me voyant. C'est probablement parce que, pendant son discours, une unique larme a dévalé ma joue. La mélancolie, sans doute. La honte, aussi. Un maelström d'autres émotions qu'on ne contrôle pas toujours, ce qui est le propre même des adolescents. Pourtant, l'eau a disparu et un grand sourire est inscrit sur mon visage. J'en ai presque mal aux joues tant il est étendu. Et dans un souffle, je lui glisse, en français :

- Idiot.

Ciel d'été [BxB]Место, где живут истории. Откройте их для себя