Juin - 5

4.5K 535 117
                                    

Cela me fait mal de le reconnaître, mais je préfère ne pas lui mentir. Entre mes remarques acerbes et mes pensées piquantes à son égard, je n'ai pas été l'ami rêvé. J'attends impatiemment sa réponse, campé sur ma position, les pieds l'un contre l'autre et les bras croisés sur ma poitrine. Il baisse les yeux, semble réfléchir et se détourne de mon regard, le plongeant dans la cascade derrière lui.

— Tu es la première personne que je croise à savoir lire du français. Du vrai français, pas les simili-textes que nous donnent les profs. J'aime beaucoup l'anglais, c'est sûr, mais le français... le français a cette étrange noblesse qui n'est présente dans aucune des autres langues que je connais. Quand je t'ai entendu déclamer ce poème, lorsque je suis passé devant ta classe, je me suis stoppé net dans mes mouvements. C'était la première fois que je l'écoutais et même si je n'aime pas l'auteur, l'œuvre est exceptionnelle dans sa noirceur et sa cruauté. Et puis, à la bibliothèque, quand Madame Fireworks a dit que tu étais comme moi, un peu rebelle à répondre aux profs et à te retrouver dans ce lieu pour t'occuper, j'ai pensé que nous pourrions devenir amis. C'est vrai que je ne connais pas ton nom de famille ni ta classe et que je te trouve un peu précieux et prétentieux dans ta façon de penser et d'agir — et je sais que toi même tu me prends pour un imbécile, je le vois dans tes pupilles —, mais j'aimerais vraiment devenir ton ami. Enfin, si t'acceptes. Pour tout t'avouer, tu es la première personne à apercevoir la cascade. Habituellement, j'y viens seul.

Au fil de son discours, j'ai écarquillé les yeux, puis froncé les sourcils pour finalement revenir sur les iris ronds et globuleux — ce qui doit être laid à voir — du début de la tirade. Dans un sens, il a visé juste. Je le prends pour un imbécile, et je suis un peu précieux, mon grand frère ne cesse de me le dire. Mais je ne pensais pas être quelqu'un d'à part, parce que je peux lire de la poésie dans une autre langue qu'anglaise — enfin si, mais pas dans le bon sens. Ne sachant pas vraiment quoi répondre, je lui présente ma main tendue, et dis d'une voix forte.

— Je m'appelle Eliot Tanaka, j'ai bientôt dix-sept ans, je suis en year 13, à la Clear Lake Grammar School. Et toi ?

Il se retourne et vient me serrer la paume.

— Valentin Godeau, dix-sept ans le dix octobre, year 13, dans la même école.

Il sourit de la situation, ses yeux bleus se plissent et je ne peux pas m'empêcher de faire de même, découvrant pour la première fois depuis longtemps mes dents à une autre personne que mon frère. Sans rien dire, il s'assied sur les pierres où nous nous trouvons et tape l'emplacement à côté de lui pour m'y inviter. Je sors un mouchoir de mon sac et le pose sur la roche pour m'y placer juste après, évitant ainsi de salir mon pantalon d'uniforme. Une fois installé, je décide d'observer le paysage autour de moi, auquel je n'avais pas beaucoup fait attention. La cascade est haute de cinq mètres au moins et prend sa source dans une rivière dont je ne vois qu'une petite branche. La chute d'eau atterrit dans un minuscule lac à l'onde très claire. Les pierres sur lesquels nous sommes assis sont un peu plus en hauteur par rapport à la nappe bleue, ce qui nous donne une vue imprenable sur tout le paysage. Des arbres, très feuillus, garnissent le tableau pourtant déjà très beau.

— C'était en automne, je tournais en rond à la maison. Alors je suis monté dans le train un peu par hasard et j'ai débarqué dans cette petite bourgade campagnarde. Ça change de la ville. J'ai marché sans réel but et je suis arrivé ici, devant cette vue. Avec les arbres tout colorés, c'était vraiment magnifique. Je l'ai pris en photo avec mon téléphone et j'ai essayé de retenir le chemin que j'avais fait pour pouvoir y revenir. Depuis, je viens ici pour lire en toute tranquillité et me ressourcer. Voilà pour la petite histoire, m'explique-t-il.

Je regarde partout autour de moi, tentant de m'imaginer le lieu à une autre saison que ce soi-disant été. Je sursaute en sentant une main sur mon épaule et un visage près du mien. Je recule, un peu surpris de la soudaine proximité et fuis les yeux de mon vis-à-vis.

— Viens, et souris comme tout à l'heure. On prend une photo.

Je lève les sourcils, interloqué d'une si étrange proposition. J'ai le malheur de croiser l'un de ses iris et je me plonge moins de dix secondes dedans. Ce petit laps de temps suffit à me convaincre et je me rapproche de lui, en étirant mes lèvres. Il brandit un téléphone jaune à l'écran fissuré de partout devant nous. La photo se stabilise et il appuie sur le déclencheur. Heureux de sa prise, il le remet à hauteur de ses yeux et me fait signe de la regarder. J'ai un curieux sourire en coin que je ne me connaissais pas et lui, toutes dents dehors, étire ses lèvres comme s'il venait d'apprendre la meilleure nouvelle de tous les temps. Ses yeux bleus sont remplis de joie et mon cœur se réchauffe étrangement à ce tableau. Je sors mon propre portable de ma poche et lui présente.

— Envoie-la-moi, s'il te plaît...

— Demandé si gentiment, je ne peux pas refuser, voyons !

Je lui donne mon téléphone et lui le sien, pour que nous échangions nos informations de contact. Son nom et son numéro sont enregistrés dans mon carnet d'adresses si peu rempli.

— Tu me crois ou pas, mais tu es actuellement le sixième contact dans mon répertoire.

— Sérieux ? s'exclame-t-il avec une réelle expression de surprise peinte sur son visage.

— Tiens, répondis-je en lui donnant mon téléphone, regarde par toi-même si tu es étonné.

Il l'attrape et le serre fermement entre ses mains tout en cliquant sur l'application de répertoire. La petite liste s'affiche sous ses yeux ébahis. Il la lit à haute voix.

— Maman, Papa, Callahan, Maison et Boutique... T'as pas menti, t'as réellement que cinq contacts, six avec moi. Comment ça se fait que tu n'aies personne d'autre, comme des connaissances ou même des filles qui te courent après ?

— Parce que je n'ai pas d'amis. Cela sonne légèrement déprimant ainsi, mais c'est l'entière vérité. Les seules personnes à qui je parle lorsque je suis à l'école sont les professeurs quand je leur réponds et Madame Fireworks au moment où j'atterris à la bibliothèque. Et pour les filles qui me courent après, elles sont très actives à la pause déjeuner, mais je m'arrange toujours pour les éviter en allant manger sur le toit, en toute tranquillité. D'ailleurs, si tu te souviens, j'y étais aujourd'hui.

Il écarquille les yeux, se rappelant sans doute ce moment, quelques heures auparavant. Il rougit très légèrement, baisse la tête vers ses chaussures et reste silencieux. Je comprends que c'est encore à moi de parler et je continue sur ma lancée.

— Tu n'es pas obligé de m'expliquer pourquoi tu hurlais sur le toit. Chacun ses secrets. Sache que si un jour tu veux discuter de tout cela, je suis une oreille très attentive.

Ciel d'été [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant