Juin - 2

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On m'a toujours dit que la curiosité est un vilain défaut. Ce vieil adage a parfaitement raison. Si je ne m'étais pas levé, je n'aurais pas rencontré ce phénomène de foire, je ne serais pas devenu ami avec lui. Je n'aurais pas plongé mon regard dans son ciel d'été, dans ses iris si bleus qu'ils auraient pu me faire reculer. Mais en le fixant droit dans les yeux ce jour-là, je ne savais rien de tout cela.

— Alors c'est toi qui m'as pris ma place dans la littérature étrangère ? C'est marrant, je ne t'avais jamais vu avant, même pas dans les couloirs. Tu parles français ?

— Oui, dis-je avec la voix la plus neutre que je puisse faire.

— Tes parents ne sont pas totalement anglais ? Moi, je ne le suis carrément pas, ils sont français. Mais je suis là depuis tout petit, tu vois.

— Père irlando-japonais, mère japonaise.

Il n'a pas besoin d'en savoir plus et je ne supporte pas son interrogatoire. Après sa question sur mes origines — assez intrusive —, je tourne les talons et retourne à ma place. Je n'ai même pas fini de lire mon poème et la cloche va bientôt sonner pour le début de la période suivante. Le jeune homme reste debout, figé dans sa position, le visage neutre. Je n'ai pas envie de m'occuper de lui, mais mes pupilles le cherchent sans arrêt. Agacé, je me penche, le nez presque collé sur le papier du livre, et continue de lire, forçant mes yeux à rester focalisés sur les caractères.

C'est la cloche de l'école qui me sort de ma lecture. Je me lève sans un bruit, vais ranger le livre à sa place exacte et me dirige vers ma classe, saluant Madame Fireworks au passage. Elle me rend mon sourire et me souhaite une bonne après-midi. C'est à mon tour d'étirer mes lèvres, parce que la fin de la journée est mon moment préféré. Une fois sorti de la bibliothèque, je me dépêche pour ne pas arriver en retard — je n'aime pas les cours qui me sont dispensés, mais je ne supporte pas le retard. Au milieu du couloir vide, je me fais alpaguer par une voix que je ne reconnais pas tout de suite.

— Hé, attends-moi !

— Nous ne sommes pas dans la même classe, je ne vois pas pourquoi je t'attendrais.

— J'avais pas terminé mes questions quand tu t'es barré sur ton livre, alors laisse-moi au moins finir  !

— Tu ne t'es pas dit que je ne voulais plus répondre à ton interrogatoire et c'est pour cela que je suis parti ? Réfléchis un peu.

— C'est impressionnant, tu causes comme un bouquin ! D'ailleurs, en parlant de livre, qu'est-ce que tu lisais ? C'est tellement rare de voir quelqu'un qui consulte une œuvre autre qu'en anglais. C'est comme si être la langue internationale nous empêchait d'en apprendre une autre.

— Avant que tu me déranges avec tes questions indiscrètes et malvenues, j'étais plongé dans les Fleurs du Mal, de Baudelaire. D'après le bon d'emprunt, tu l'as déjà lu.

— Mais oui, je me souviens, je n'ai pas du tout aimé. Trop sombre pour moi. Cet auteur est un peu étrange, je trouve. Du coup, je n'ai pas accroché.

Je ne réponds pas, parce que je n'en ai tout simplement pas envie. Pour me détendre, je lève les yeux vers le plafond. Je reprends le compte des carreaux au-dessus de moi, oubliant la personne à mes côtés. Je ne le salue pas en entrant dans ma salle, alors que lui me fait un grand signe de la main. Je l'ignore complètement.

Après les mathématiques, nous enchaînons sur français. C'est dans ce cours-là où je m'ennuie le plus, parce que je suis presque bilingue. Au début de l'année, le professeur essayait de me donner des exercices à part, mais je réussissais tout en quelques minutes. Maintenant, il ne s'occupe même plus de moi, et j'obtiens presque toujours la note maximale aux examens. Alors pendant l'heure entière, je regarde le ciel au travers de la fenêtre. Mes yeux suivent une feuille qui tombe d'une branche et glisse au gré du vent qui souffle très légèrement dehors. Elle se détache violemment de l'arbre, comme arrachée à la vie, et s'envole tout d'abord vers les nuages, comme libérée de son entrave. Et puis tout d'un coup, elle descend, en faisant des petites spirales qui dessinent des ressorts invisibles dans le ciel. Elle se fait encore ballotter çà et là avant de s'écraser au sol, attendant, vulnérable, d'être piétinée par la horde d'élèves qui rentreront chez eux dans quelques heures.

Parfois, je me sens telle cette feuille. Impuissant, me laissant promener dans le flot gigantesque d'étudiants, dans le flot de la vie. Je ne fais rien d'autre que suivre, la tête en l'air. Je ne participe à rien, ne dis rien mis à part mes remarques à mes professeurs — comme celui de mathématiques, tout à l'heure — et les quelques discussions avec la bibliothécaire. Je n'ai pas vraiment d'amis, je mange seul et rentre seul chez moi. Je me détache, comme cette feuille. On pourrait me dire que je suis libre, parce que justement, je ne suis lié à rien ni personne. Mais pour moi, ce n'est pas cela la liberté. La liberté, c'est comme être un oiseau, qui vole dans le ciel et décide, en plein été bien sûr, du lieu où il va sans qu'une conduite lui soit dictée. C'est cliché de mettre en relation ces animaux majestueux avec la liberté, c'est vrai. Mais au-dessus de cela, je crois que nous avons tous notre propre vision de ce mot, même au-delà de sa définition philosophique.

La cloche sonne la fin de la matinée et je sursaute presque sur ma chaise. Ma voisine, une fille au carré parfaitement coupé, émet un petit gloussement et semble vouloir me demander quelque chose. Je quitte ma place avec mon déjeuner avant qu'elle n'ouvre la bouche, pour éviter de me fatiguer à la repousser en bonne et due forme. Parfois, je regrette presque d'être dans une Grammar School mixte. Il y a plusieurs écoles pour garçons à Belfast, j'aurais peut-être dû y postuler.

Souvent, pour être plus proche du ciel, je vais manger sur le toit. Qu'il pleuve, vente, ou neige, je m'y tiens, assis sur une petite couverture empruntée à ma mère, sous la prolongation de la tôle plate, au niveau de la porte d'accès.

Comme je m'y attendais, il ne fait pas beau. Je regrette presque de ne pas avoir pris ma veste d'uniforme, tant le vent est violent — je suppose même qu'il ne va pas tarder à pleuvoir. Je sors ma boîte-repas, avec un sandwich que j'ai confectionné moi-même. Je peste contre le temps, car je ne pourrais pas lire. Tant pis, le ciel est légèrement bleu, juste au-dessus de moi.

Quand j'arrive à la moitié de mon déjeuner, j'entends la porte claquer contre le mur. Je me recroqueville sur moi-même, ne bouge plus d'un millimètre et essaie de couper ma respiration. L'accès au toit est normalement interdit à tous les étudiants et est sévèrement puni par la direction de l'établissement. Je mets ma tête entre mes genoux pour me camoufler, je sens mon cœur battre dans mes tempes et le sang me monter aux joues. Mes cheveux, dont certaines mèches épaisses pendent de chaque côté de ma figure, me tombent devant les yeux. Au bout de quelques minutes dans cette étrange position, je me relève enfin et regarde autour de moi, cherchant un professeur ou une quelconque personne affiliée à la direction. Mais ce n'est pas un adulte que je vois, c'est un étudiant, de dos. Il ne porte pas sa veste bleue d'uniforme — il ne doit pas être frileux — seulement sa chemise blanche, qui semble voler à cause du vent, bien plus puissant à cette hauteur. C'est un garçon blond — un vrai, non un vénitien qui n'oserait pas dire qu'il est roux. Il est accoudé à la barrière du toit, et serre la première barre de toutes ses forces. Je pense qu'il est tendu.

Et soudain, j'entends un grand bruit, que je reconnais tout de suite comme étant un hurlement. Il crie avec une intensité sans pareille vers le ciel et je ne peux pas m'empêcher de regarder son dos, ne bougeant plus. Cette fois, ce n'est pas pour me cacher, mais parce que j'ai l'impression que si je me déplace, cela rompra la force de ce moment. Son cri me traverse de part en part, comme une flèche invisible qui viendrait se ficher dans mes nerfs les plus sensibles. Je ressens ce qu'il ressent à travers sa longue plainte sonore. Étrangement, je suis touché. Étrangement, j'ai envie de me lever, de me poster devant lui et de lui demander pourquoi il crie dans le vide.

Le moment se brise quand il se retourne vers moi et me voit. Comme une claque, je reconnais tout de suite cette personne. C'est Valentin, celui qui lit également de la poésie française. Il écarquille ses grands yeux et je ne peux pas empêcher les miens de les fixer, de me plonger dedans et d'apprécier. Ce ciel d'été est exceptionnel, étrange, trop bleu, trop éblouissant presque. Et surtout, il est tourmenté. Parce que derrière cette couleur qui rappelle la belle saison se cache un azur aussi gris que celui de l'hiver, plein de nuages, de vent et d'orages, une fois la nuit venue. Nous restons longtemps dans cette position, nous regardant l'un l'autre avant qu'il se décide à bouger, sans un mot, et à entrer dans le bâtiment. Je secoue la tête, la relève vers le ciel presque blanc au-dessus de moi et une seule question s'impose à mon esprit.

Qu'est-ce que c'était que ça ?

Ciel d'été [BxB]Where stories live. Discover now