Chapter 84.5

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Un suave demi-chapitre, vécu du point de vue de Sherlock. J'aurais pu présenter ça de mille façons, plus tôt ou plus tard dans l'histoire. Seulement, je me suis dit que ce moment précis était idéal, juste idéal.


C'est un tressaillement qui me tire du sommeil, non pas issu de mon propre corps, plutôt de celui qui me fait face. Je suis allongé, le long du mur de la chambre de Hakan, sur le côté, afin de pouvoir l'observer. Rien de pervers là-dedans, je trouve simplement que l'air paisible qu'elle a dans son sommeil est agréable à regarder.

Pourtant, quelque chose la perturbe, je vois un rictus sur son visage : les mauvais rêves la hantent encore, c'est navrant de ne pas pouvoir agir directement contre cela. La seule bonne nouvelle dans cette histoire, c'est qu'elle évacue doucement les dernières traces de toxines de son organisme. Cela devrait donc être sa dernière nuit de torpeur, avant qu'elle ne s'apaise pour de bon.

Il me faudra envisager une autre salve d'excuses pour accompagner ses songes, désormais. Plus je me convainc du contraire, plus je constate que je ne peux plus dissocier mon esprit de son bien-être. Hakan Selens... Comment ose-t-elle ? Elle arrive, elle emménage, elle chamboule tout, mais je veux qu'elle reste. Elle s'affaiblit, elle a peur, elle se fait du mal, mais je veux la protéger plus que je ne pourrais le faire pour moi-même.

Ma colocataire se met à geindre, je passe doucement mes doigts sur son front, glissant le long de sa joue, de son menton. Puis, je reviens au point de départ et descends l'arrête fine de son nez, j'hésite à m'attarder sur la commissure de ses lèvres, ma voix intérieure me susurre que cette frontière demeure trop intime pour la franchir. Les traits de son visage se décrispent, mais c'est moi que cela soulage. Sans raison valable.

Je ne veux pas qu'elle se réveille, qu'elle prenne le risque de se souvenir de ce cauchemar, ce qui gâcherait mes propres songes. Comment ? Comment une tierce personne peut nous préoccuper plus que nous-même ? Parfois, et encore une fois, sans raison, quand elle me parle, quand elle s'approche de trop près... Je réprime l'envie de l'enlacer, de la couvrir de mes bras, comme si je souhaitais la garder pour moi, pour moi seul. Je redoute toujours un peu le jour où elle ne me supportera plus, le jour où elle décidera de faire sa propre vie, sans moi, le jour où elle claquera la porte de Baker Street une ultime fois. Ce jour est inévitable, bien évidemment, mais j'aspire simplement que ce soit le plus tard possible.

Malheureusement, malgré la légèreté des caresses que j'appose sur son visage, la jeune femme ouvre un œil, j'ôte ma main immédiatement, croyant que ce sont mes gestes, les responsables de son éveil.

— Non, se plaint-elle, restez... Restez près moi...

Sa voix est engourdie, sa diction paresseuse et cet état léthargique trahit le fait qu'elle replonge très vite dans les méandres de ses rêves. M'entendrait-elle ? Je prends le risque et lui réponds.

— Je ne partirai pas, je lui assure en murmurant, jamais.

Hakan se meut pour changer de position, elle me tourne le dos, mais crapahute jusqu'à moi, cherchant mon contact. C'est comme si elle avait capté mes réflexions profondes, cette envie d'être au plus près d'elle sans que je ne puisse le dire à haute voix. Cela me ramène à ce premier partage du matelas, où je la réchauffais de tout mon être, la serrant contre moi. Je n'ai pas beaucoup dormi, cette nuit-là, je me posais encore plein de questions sur les sentiments que je lui portais. Si je ne m'abuse, c'est au petit matin que ma déduction s'est imposée : je l'aimais, alors que je croyais cela impossible.

Que ferais-je quand elle partira ? Plus j'y pense, plus je redoute cela. Moi aussi, je veux qu'elle reste, moi aussi je veux rester contre elle, aussi longtemps que possible. Pour la première fois, je crains. Je crains qu'elle ne m'abandonne : je ne veux pas, je ne veux plus. Si c'est cela aimer quelqu'un, je commence à comprendre pourquoi l'autre devient si important à nos yeux.

Alors je l'enlace, je m'accroche à elle, je plonge mon visage dans sa chevelure en fermant les yeux, dévoré par ce sentiment qui martèle autant mon esprit que mon cœur. Je respire son odeur, la sienne, unique, celle qu'elle perd seulement en sortant de la salle de bain et qu'elle se couvre de parfum. Je la couve presque, mais je m'en fiche, je ne veux que ça : être avec elle. C'est insensé, mais c'est ce que je veux, sans pouvoir le lui dire.

Je connais Hakan, elle taira ses propres sentiments qui sont pourtant plus que visibles. Elle est persuadée que je ne m'en suis pas aperçu. Elle préfère souffrir en silence pour rester à mes côtés plutôt que prendre le risque que je la rejette. Elle ne voit pas, elle ne devine pas qu'elle est la seule personne à avoir la chance de la réciprocité.

Alors pourquoi ce n'est pas moi qui me dévoue pour tout lui dire ? Tout simplement parce que j'ai constaté quelque chose d'autre en l'observant : elle n'est pas prête. Elle a besoin de temps. Et du temps, je suis prêt à en lui donner autant que nécessaire. Je le promets. Sans peine. Pour la simple et bonne raison que je viens de le promettre à son petit frère, il y a quelques heures.

Lorsque je faisais les recherches sur les gélules de morphine, Leif Selens est venu frapper à ma porte. Il ne m'apprécie pas et, si Hakan ne m'aimait pas tant, il ne m'accorderait même pas un regard. C'est ce qui arrive souvent quand les opposés émotionnels se rencontrent : il ne comprend pas à quel point je suis si peu expressif, alors qu'il l'est bien trop. Malgré cela, le voilà devant ma porte et moi je le laisse passer sans crainte. Dans ma chambre, il se met à m'interroger, il tente de paraitre impressionnant, intimidant, mais il ne l'est pas. Pas du tout.

Il m'a bien demandé ce que je ressentais pour sa sœur aînée : je lui ai dit. Quel intérêt ai-je à mentir, de toute façon ? J'ai soumis le fil de mes idées à ce garçon, comme si je remettais de l'ordre dans mes idées tout en les révélant à voix haute. J'ignore si cela l'a aidé, s'il me déteste toujours autant maintenant qu'il sait tout cela. J'en doute. Mais il semble plus enclin à m'expliquer la véritable raison de sa venue.

Il a besoin de moi, de mon violon. Il veut faire une surprise à Hakan en jouant un morceau. Il sait que pour elle, nous sommes en mesure de nous entendre. J'ai accepté, car il a raison : pour elle, je me sens capable de faire un nombre incalculable de choses.

Hakan respire à nouveau calmement, me confirmant qu'elle s'est rendormie profondément. Elle a refermé ses bras sur les miens, peut-être pour ne pas que je parte. Malheureusement, il viendra un jour où elle ne me supportera plus, où elle sera lassée et s'en ira. Oui, c'est inévitable, c'est vrai que je dois m'y attendre, m'y préparer. Néanmoins, je ne dois pas vivre en redoutant le jour où cela arrivera. Je dois profiter du bien-être présent, du grisement que me procure son contact, du bonheur qui me frôle quand elle est présente. Plus tard les regrets, plus tard la tristesse et le manque.

J'inspire une dernière fois la fragrance qu'elle dégage et dépose un baiser sur sa nuque. Oui, pour le moment, je vais simplement me contenter de l'aimer et d'en ressentir tous les bienfaits. Bon sang, comme j'aimerais que cet instant ne cesse pas, comme je voudrais que l'aube ne pointe jamais à l'horizon... 


Ce passage est un doux echo au chapter 46.5, si vous ne vous en souvenez plus, je vous y renvoie pour comprendre. 

Et vous, combien de temps vous pourriez taire vos sentiments, par amour ?  

Une colocataire irascibleWhere stories live. Discover now