Chapter 22.5

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L'agacement a pris le contrôle de mon corps sans que je puisse y faire quoi que ce soit. C'est un mal qui m'attire plus d'ennuis que vous ne pourriez le croire, je vous l'assure. En rentrant à Baker Street, je claque violemment la porte de l'appartement et ma canne au sol. Je me rends dans le salon quatre à quatre avant de m'y effondrer. Ce sofa est si réconfortant, en fait.

Lui, il est dans la cuisine : je l'entends trafiquer je-ne-sais-quoi. D'ailleurs, je ne pense pas vouloir vérifier.

– Un problème ? s'enquiert mon colocataire.

– Pourquoi je fais tout ça, Sherlock ? Les études, l'entreprise, cette stupide réception... Sans parler de cette fichue boîte à musique qui ne s'assemble pas !

Je me mets à hurler en constatant avec dépit que mon mécanisme est toujours sur la table, comme pour me narguer de ne rien maîtriser du tout. Me rendant compte de ma colère aussi soudaine qu'inutile, je finis par me prendre la tête entre les mains en soufflant. J'ai envie de pleurer. Non, mais... c'est pas une expression : j'ai les yeux qui piquent et les larmes qui seraient presque sur le point de sortir.

– Vous aimez être débordée, annonce Sherlock d'emblée. Si j'en crois mes observations.

J'entends qu'il pénètre dans le salon pour me rejoindre, je cache toujours mon regard dans mes mains sans oser bouger : le détective pourrait me percer à jour. Les Selens enterrent leurs faiblesses sans jamais les évoquer, surtout pas avec les « étrangers ». Je distingue le bruit de son siège, il a pris place. Toutefois, je n'entends pas le dossier craquer, il est donc sur le bord: il ne compte pas s'éterniser à écouter mes lamentations. Hé ! Je deviens bonne à ce jeu !

– En quoi j'aime être « débordée » ? j'insiste.

– Vous avez été alitée longtemps sans aucune visite, pour votre jambe, n'est-ce pas ? Ne répondez pas, c'était purement rhétorique, je vais poursuivre. Je pense que vous vous occupiez avec tout ce que vous pouviez trouver à l'époque. Seulement, quand vous avez pu vous déplacer et devenir plus libre de vos mouvements, vous avez tenté de rattraper ce temps d'inactivité. Vous vous êtes immergée dans le travail, les activités, les études... Tout. Vous le faites encore maintenant. Si vous ne crouliez pas autant sous toutes ces tâches, vous ne seriez pas épanouie.

– Mes tâches ? je demande avec un ton malicieux. Comme m'occupez de vous ?

– Oui, cela fait partie aussi de votre tempérament, répond-t-il amusé. Est-ce que cette réponse vous convient ?

Je finis par sortir de ma torpeur et le regarde avec intensité. Je n'ai plus honte, même si quelques perles menacent encore de s'échapper de mes yeux. Je me surprends même à sourire. Sherlock n'a ni dit, ni fait quoi que ce soit pour me réconforter intentionnellement, il est tout de même une présence précieuse pour retrouver ma bonne humeur.

– Merci, je souffle.

– Bon, on dîne ? dit-il soudainement en se relevant.

– Oh, merde ! je lâche en bon français. J'ai rien prévu, je voulais commander un truc et j'ai zappé.

– Venez par ici, continue le détective. Je vous devais bien ça.

Nous nous dirigeons dans la cuisine, non sans cacher mon air intrigué. Effectivement, je suis plus qu'étonnée de constater qu'une poêle toujours chaude accueille du poisson pané. Même la table a été mise avec quelques haricots qui se battent dans un bol. Certes, en voyant cela comme ça, ce n'est pas glorieux. Pourtant, quand je sais que c'est mon troublant cohabitant qui s'est démené de cette façon pour m'alléger la tâche, je considère cette attention comme un magnifique exploit.

– Il restait des conserves, ainsi qu'un fond de poisson dans le congélateur, s'explique-t-il.

– Vous savez à quel point j'ai du mal à vous cerner en ce moment ? Vous attendez que je vous félicite ou un truc comme ça ?

À mon air mutin, il semble comprendre que je plaisante. Après tout, je viens déjà de le remercier il y a quelques minutes à peine, je ne vais pas en rajouter maintenant. Sa mégalomanie en serait décuplée ! Sans plus attendre, nous nous attablons.

Comme souvent, nous gardons le silence plutôt que de parler de la pluie et du beau temps. Nous discutons uniquement si c'est pour parler de choses utiles ou quand John est là pour jouer les états tampon.

– Vous recevez encore des messages de votre ancien mari ? m'interroge soudainement Sherlock.

– Mon cousin, je le corrige, dites plutôt que Klaus était mon cousin. La prochaine fois que je vous entends évoquer mon mariage frauduleux, je vous bâillonne avec votre propre langue. Et j'ignore comment vous l'avez deviné, mais oui.

– Vous comptez faire quelque chose ? hasarde-t-il sous forme de question.

– Grace a été déposé une plainte au nom de notre entreprise. Pour ma part, si je trouve le responsable...

– Vous le bâillonnerez avec sa langue ? complète le détective.

– Ça, je vous le réserve ! je poursuis en ricanant. Non, je pensais le séquestrer et le torturer jusqu'à ce qu'il m'avoue quelle faille il a exploité pour réaliser ce tour de passe-passe. Ensuite, je m'arrangerais pour qu'il périsse de façon indirecte... Accident ou suicide...

Devant mon discours si sérieux, mon séduisant colocataire me dévisage longuement en mâchant son poisson. Non, très cher, je ne plaisante pas... ou si peu.

– Vous ne pourriez pas, déclare Sherlock.

– Sachez qu'on ne s'en prend pas à ma famille en toute impunité. Je suis intransigeante là-dessus.

– Vous êtes méchante, mais pas violente, affirme-t-il. Enfin, sauf avec les portes.

– On en reparlera, croyez-moi. Laissez-moi reprendre du service pendant une semaine. Je ne serai plus la même d'ici quelques jours.

– Je tiens le pari, conclut mon colocataire.

Je n'ajoute rien de plus : la conversation est épuisée. En y réfléchissant un tantinet, je me rends compte que partager le même toit que le cadet des Holmes me permet de faire comme si je vivais seule, sans le sentiment de solitude qui en résulte. Franchement, avec le recul, je trouve que cela me convient.

En débarrassant, je repense à la demande du détective pour m'installer ici de façon définitive. Soyons réalistes, s'il se montre si conciliant en préparant le dîner, c'est sans doute pour m'amadouer. En vérité, j'envisage sérieusement d'accepter sa proposition. Premièrement parce que je ne sais pas si ce sera possible pour moi de ré-emménager à Londres en un claquement de doigts : je ne suis pas sur la paille, mais ce n'est pas tellement l'argent qui m'inquiète. C'est que j'ai peu de temps pour chercher un nouveau logement avec tout le travail qui m'attend. 

Deuxièmement, je dois avouer que revivre esseulée au quotidien me pèserait. La présence de Sherlock, même quand il est abominable, m'apaise sur quelques points : une oreille qui m'écoute de temps à autre, une personne dont je peux me moquer et qui me le rendra tout aussi bien... 

Enfin, je suis en train de vivre énormément de changements d'un coup en reprenant une vie estudiantine tout en dirigeant Selens Incorporation avec plus d'implication. Donc, rester accrochée au semblant de routine que j'avais déjà instaurée en venant ici, c'est une facilité que je ne dois pas négliger.

Alors pourquoi réfléchir encore à la question si rien ne m'empêche de vivre de façon définitive à Baker Street ? Pour une raison aussi fourbe qu'égoïste : voyons ce que Sherlock est prêt à faire pour me garder ici.


Une colocataire irascibleHikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin