Pépé l'Entourloupe

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      L'avantage d'avoir refilé la 2CV à Rémi, c'est que ça me l'entretient. La Deudeuch. C'est toujours moi qui paye le garagiste quand il m'y pète quelque chose, c'est-à-dire à peu près toutes les trois semaines, mais enfin... elle est comme son ancien propriétaire, la titine. Vinetèj.

Et pis, comme ça, je l'entends arriver depuis l'autre bout du village, le coco. Histoire de planquer une topette en douce, ou de passer sur MacGyver à la télé, plutôt que Tic-toc sur mon téléphone. J'ai beau être classé dans le tiroir des fossiles de la société depuis un bail, je suis ce qu'on appelle un papy connecté. Au ouifi, au bloutousse, au pacemaker qui fait savoir à mon palpitant qu'il a encore du jus et que l'heure n'est pas encore venue de me mettre en boîte. À 74 ans tout juste, ça me ferait mal.

J'attrape une des cinq télécommandes sur le buffet – j'ai jamais trop compris pourquoi cinq, vu que j'ai qu'une télévision et un décodeur, mais comme dit le p'tit con, ça me fait faire de la gymnastique mentale. Le temps de retrouver celle qu'est la bonne, tu peux être sûr que j'ai oublié que je voulais regarder la télé.

Bon, France 2, voilà.

C'est Nagui, merde. Je peux pas le voir, çui-là. De toute manière on mange à la cuisine, c'est juste pour le plaisir de l'entendre causer tout seul dans le salon.

Je passe devant le portrait de ma Renée, celle qui nous a quittés y'a quinze ans maintenant. Elle me manque encore. Surtout quand je m'aperçois qu'y'a plus de vinaigrette dans le shaker et que le lit est bien froid, le soir. D'habitude je lui trouve un air malicieux, comme si elle me jugeait sur l'appairage défectueux de mes chaussettes. Mais là, elle a plutôt l'air de tirer la gueule. Sûrement à cause de ce que je m'apprête à annoncer à son petit-fils chéri.

Elle n'en a eu qu'un, forcément qu'il avait la belle vie. Mais Agathe, sa mère et ma fille, donc, est d'accord avec moi. Pour une fois ! C'est à se demander quand est-ce que les grenouilles vont se mettre à pleuvoir. Ce qu'il fait, le Rémi, là, ça va pas. Ça peut pas continuer. Faut qu'on lui vole dans les plumes, à l'oiseau rare. M'est avis que ça va y faire tout drôle – mais j'ai jamais dit non à une bonne poilade.

Le voilà qui remonte du rez-de-chaussée, l'intermittent du pestacle. J'ai trop rien compris à leurs histoires, avec le rouquin, comme quoi ils font des vidéos et que des gens s'intéressent à leur manière de martyriser leurs manettes. Personne n'a jamais payé pour me regarder peler les autres à la belote, moi j'dis. Ça doit être un truc de jeunes. Paraît qu'ils ont du succès. Plus de dix mille clampins qui les suivent. Quand y'en a déjà deux derrière moi, dans la rue, ça me donne envie de coller des coups de canne, alors dix mille...

Ce que je vois, surtout, c'est que le local qu'était avant un troquet, ils me l'ont colonisé avec leur merdier électronique et que je me fais houspiller quand j'ai le malheur de percer un trou quand ils striment. Ça va bien cinq minutes.

Voilà l'animal qui dépose son sac sur une patère en patte de chamois, ôte baskets pour chausser claquettes – j'y tiens, à mes parquets. Vu que c'est pas moi, et encore moins lui, qui allons les cirer, mieux vaut préserver la mince couche qui reste. 

« T'as vu la pancarte moche dehors ? démarre-t-il au quart de tour. C'est quoi, cette histoire ? »

Ah bah, il m'agace déjà. Fortiche, le morpion.

« Ben oui, que je l'ai vue. C'est même moi qui l'ai plantée là.

— On t'a bien payé, j'espère. »

Tu crois pas si bien dire.

Il me dépasse pour s'enfiler dans la cuisine, surveiller ce qui mijote dans la casserole. Raviolis, ce soir. C'est sûrement ma faute, remarque. Si j'y avais pas donné l'habitude d'être nourri, logé et de blanchir ses calebars avec les miens, il aurait peut-être déjà quitté le nid, le Rémi. Va falloir forcer le décollage, maintenant. Et j'ai pas eu le temps de construire une rampe.

« Mets voir la table, faut qu'on cause.

— Et cette pancarte, alors ? »

Je ménage le suspens ; c'est comme sur Netflisque, faut donner envie d'aller s'endormir devant l'épisode suivant.

Le bougre jette davantage qu'il ne met les couverts. Trente ans passés, et je dois encore changer le couteau de côté, parce qu'il est tout juste fichu de reconnaître sa gauche de sa droite. Je me laisse tomber sur le banc, m'en relève pour aller chercher le gruyère râpé, me rassois pour constater qu'il manque la cruche. Mes aïeux, c'est ben triste, d'vieillir.

Je touille le fond qu'a accroché après qu'il ait disposé la casserole sur le dessous de plat, celui en faïence, avec les canards et les joncs.

« Le CaFée, finis-je par déclarer après m'être servi un ballon de rouge. Ça sonne bien, non ?

— Faut aimer. C'est chez qui que ça ouvre, ce bistro ?

— Pas d'alcool, y'a pas la licence adécouette, rétorqué-je en lui versant une louche dans son écuelle. Ça sera juste des kapoutchino, du thé et des trucs à grignoter. Ah, et des livres aussi. Un genre de... comment que c'était, déjà ? Un Café littéraire.

— Un café littéraire à Notre-Dame ? C'est un francilien qui nous a pondu ça, je parie, suppose-t-il en faisant disparaître ses raviolis sous l'équivalent des Aravis de fromage.

— Une. Et elle est de Meaux, j'crois.

— Même combat. T'es bien renseigné, dis donc.

— Ouaip, réponds-je avant de souffler sur ma première bouchée. J'le sais parce qu'elle ouvre chez nous. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now