Enfirouapée

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« Dis, ça va refroidir, Bibi ! claironne alors Josette.

— J'arrive, j'arrive ! »
 
Je n'ai pas réussi à me décider sur la coiffure la plus adéquate : chignon déstructuré, queue-de-cheval déstructurée, cheveux lâchés déstructurés ? Ma touffe a pour habitude de vivre sa propre vie, plus indépendante que je ne le serai jamais. Si j'essaye de les lisser, ils frisottent. Si j'émets le souhait de les boucler, ils raidissent par pur esprit de contradiction. Je ramasse le tout en une sorte de bun sur le haut de mon crâne, arrange ma frange d'extrême-gauche anarchique, elle aussi.

C'est parti, mon bibi.

Josette m'attend dans sa cuisine étriquée, débordante d'oies et de canards en porcelaine. Tout ou presque à une forme d'anatidé par ici. Ils sont partout : sérigraphiés sur les torchons, carrelés sur la crédence, même imprimés sur mon mug – dont l'anse évoque un cou de cygne. Je souffle sur la mousse du chocolat, zieute l'horaire. Tout va bien, je suis dans les temps. Ce serait quand même dommage d'arriver en retard à l'accouchement d'un projet qui a occupé mes jours et une part conséquente de mes nuits depuis trois mois déjà.

« Quelle mise elle a donc, celle-là, marmotte Josette par-delà les canards qui ornent ses rideaux. C'est pas un peu court, son haut, non ? »

Purement rhétorique, comme question.

« C'est un crop top, précisé-je en me postant devant la fenêtre.

— Croque top ou pas, on y voit presque tout. C'est pourtant pas compliqué de mettre un joli chemisier. »

Ce disant, ses yeux tombent sur ma propre mise. C'est une chemise, pas à tortiller. Une chemise de bûcheron, d'accord, mais une chemise malgré tout. Elle m'a l'air Josette approved.

« Bon, je vais y aller moi, finis-je par déclarer. Un petit quart d'heure à pied, ça...

— Mais non, finis ton Poulain. Je vais t'y pousser en voiture, ajoute-t-elle après que l'inconvenante ait disparu de son champ de vision. J'ai bien envie de voir à quoi ça ressemble, là-dedans. Il raconte pas grand-chose, l'Étienne, tu sais.

— Ce serait pas un peu de curiosité mal placée, ça, des fois ?

— Mal placée, mal placée, non. Juste être sûre que tu te fasses pas enfirouaper. Ça veut dire arnaquer, ça vient du Québec. J'ai vécu un moment là-bas, quand j'étais jeune. Ton papy Jules m'y a même rejoint quelques semaines, c'était ben fin. »

J'essaye de ne pas les imaginer entre les deux guerres, dans une province qui vient tout juste d'apprendre l'existence du Charleston. On frôle davantage les années 70 et leurs pattes d'eph'. 

« J'espère bien ne pas me faire enfirouaper, alors. Surtout que c'est toi qui m'as recommandé l'affaire.

— Raison de plus pour aller s'en assurer. »

Josette ne doit guère peser plus qu'un caneton en faïence. Un caneton néanmoins doté du niveau de détermination d'un semi-remorque. Je m'efface dans son sillage jusqu'à la 206 grise, première édition, qui occupe la demi-intégralité du garage. L'autre a été colonisée par mes cartons de livres.

Je les imagine bientôt alignés sur de belles étagères, avec quelques plantes tombantes, des luminaires anciens et de ces ampoules à filaments qui coûtent un bras. Tout un rêve mis en branle et sur le point de se réaliser. Papy Jules en serait fier. Il m'a toujours dit que j'étais promise à de grandes choses malgré mon mètre soixante.

Josette grimpée dans son carrosse, j'ouvre la porte et me poste sur le talus pour observer la sortie de la F4 Peugeot. Je garde un souvenir crispé du trajet depuis Sallanches, en mode orteils ratatinés au fond de mes Converse, le reste de mon corps suspendu à la poignée. Ma grande-cousine est à la conduite ce qu'une savonnette est au fond de la baignoire : glissante. Même les rails de sécurité s'écartent pour ne pas gêner ses trajectoires. J'aurais pu la remplacer au volant, sans doute. Bibi est sans permis, mais je ne suis pas sûre que Josette en soit titulaire non plus.

Je l'entends tourner la clé sur une pétarade du moteur, quelques ratés, puis plus rien. Repassant la tête à l'angle du mur, je la vois qui tripote les commodos, actionne tour à tour les essuie-glaces, les clignotants, pour terminer sur une giclette de lave-vitre.

« Ça va ? » demandé-je en toquant à sa fenêtre.

Plutôt que de baisser la vitre, elle ouvre sa porte sur un grincement.

« Y'a tout un tas de voyants allumés, bon dieu, on dirait un arbre de Noël.

— Ah. »

Je me penche dans l'habitacle – non pas que j'aie de quelconques connaissances en matière d'automobiles, mais ne serait-ce que pour attester que non, effectivement, ça ne fonctionne pas.

« Elle a passé le contrôle technique, pourtant, martèle Josette comme si cette affirmation allait mystérieusement décider la 206 à redémarrer. Chierie que ces machines, là.

— Pas grave, j'y vais à pied. On appellera un garage quand je rentre, d'accord ?

— Prends mon vélo, ça ira plus vite. C'est que d'la descente pour aller au Mazot. »

Va pour la descente. La remontée, on verra ça plus tard. J'extirpe de quelques toiles d'araignées le vélo de dame avec son panier en osier, règle la selle dans un couinement de vis qui n'a pas vu d'huile depuis un demi-siècle.

« Ça, c'est quand je vivais à Lyon, observe Josette à mon côté. C'était ben pratique pour aller aux courses. Tu feras gaffe avec le frein avant, les patins sont plus de prime jeunesse. »

Je grimpe en selle, tente quelques tours de pédales dans la cour. Je n'ai pas fait de vélo depuis au moins, quoi, quinze ans ? Mais comme dirait l'autre, ça ne se perd pas.

« À toute à l'heure, ma caille ! » me lance Josette alors que je m'éloigne.

Je me risque à lâcher une main, pivote pour lui faire un signe. Elle s'est déjà détournée pour ouvrir le capot de la 206. Je lui souhaite bien du courage. À la voiture.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant