Fa la la la la, la la la la.

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🧁 ABBY 🧁

Décorons l'arbre de Noël, fa la la la la, la la la la.

C'était ça ou un remix de kyrie eleison apporté par Josette. Peut-être finira-t-elle par comprendre qu'il s'agit d'une playlist Disney plutôt que des Petits Chanteurs à la Croix de Bois, mais tout le monde semble y trouver son compte. Tout le monde sauf Rémi, que j'entends marmonner des paroles qui ne font pas vraiment partie de la version originale.

Lui trimballe un escabeau de poutre en poutre, pour y accrocher des fausses branches de sapin. Étienne et Josette jouent tantôt au majong, confectionnent tantôt des rosettes en papier. J'ai pour ma part déterré d'un dépotoir de cartons celui des décos de Papy Jules ; des boules en papier mâché aux illustrations désuètes que je me vois encore suspendre, année après année, sur son éternel sapin en plastique. Celui du CaFée est un véritable Nordmann, garanti sans chute d'épines. J'ai déjà dû passer le balai cinq fois dessous.

« Ville sage sur un petit nuage, chantonné-je en fixant, au sommet du sapin, la belle étoile en verre doré. Où les jours se tiennent immobiles, où les gens...

— F'est quoi, la profaine étape ? intervient Rémi, une volée de punaises au coin de la bouche. On fante touf en chœur ?

— Elle va se calmer, la Bête.

— Pas fi tu bêles. »

Je maugrée quelque chose de très mature, qui sonne comme gnegnegne. J'ai bien l'impression que le poisson est noyé. Oh, Josette et Étienne nous regardent bien de temps en temps, mais sans doute parce qu'ils ne veulent pas nous voir dégringoler de nos échelles. Peut-être qu'une bonne engueulade donnerait le change, histoire de mettre à bas tout soupçon.

Mais il est vrai que l'ambiance qui règne dans le CaFée se rapproche de celle d'un téléfilm de Noël. Tout scintille, le quatre épices embaume l'air et quelques flocons tombent timidement par-delà les carreaux. Je dispose quelques biscuits fichés sur des rubans, recule pour vérifier la symétrie de l'ensemble.

« T'as des tuiles dans ta manche, c'est pas possible, rouspète Étienne dans mon dos.

—Juste du talent, très cher, rétorque gaiement Josette.

— Et mes cocottes, ça avance ? demandé-je en approchant de la table de jeu.

— Ouais pafque v'ai bientôt fini. L'approvivionnement ne fuit pas.

— Fa vient, fa vient, grommèle Papy Creusot. À bas les cadences infernales. Tiens, ma tasse est vide. Abby, vous croyez qu'un petit rab, c'est poff... possible ? »

Une assiette de leckerlis vient accompagner la pause syndicale de mes ouvriers du jour. Redescendu des hauteurs, Rémi se joint aux agapes.

Je me contente de les écouter parler un moment, savourant ce coulis sucré qui me nappe le cœur. Amis, famille et peut-être un peu plus – tout de bric de broc, comme le CaFée. Mais je ne suis pas sûre de m'être jamais sentie aussi bien qu'en cet instant, à entendre Josette et Pépé se chicaner et Rémi répliquer que, s'ils continuent, il en prendra un pour taper sur l'autre. Il ne manque qu'Oliver. Un tableau étrange, certes, mais le mien. Ma nature vivante à moi.

Et ce pincement qui me titille à chaque fois que je frôle M. Maimboeuf, à chaque fois que nos regards se croisent et s'accrochent. Son petit rictus suffisant, son sarcasme, son sens affligeant de la plaisanterie. Heureusement que le troisième âge a accepté mon invitation, sans quoi je sais avec qui j'aurais occupé ce lundi de repos. Je n'ai d'ailleurs pas du tout fait un trek jusqu'à la supérette, ce matin, pour aller acheter une boîte de Durex entre autres denrées diverses. Pas mon genre. Vraiment pas.

Je l'observe par-dessous ma frange, rougis lorsqu'il me crame. Je brûle déjà en-dedans, de toute manière.

« Vous êtes sages, si je vous laisse un moment ? questionné-je enfin. J'ai une recette à expérimenter.

— Ouain ? s'intéresse ma Josette, dont l'hiver exacerbe les souvenirs québécois. C'est-y quoi ?

— Des cupcakes façon Forêt Noire.

— Avec le kirsch ? interroge Étienne. Parce que j'en ai, moi, des bocaux de cerises au kirsch. Au sous-sol. Doit bien y'en avoir deux ou trois litres.

— Hosanna, Monseigneur, raille Rémi. Doit aussi y'avoir des haricots verts, mais c'est vrai que les cupcakes aux haricots verts, faut aimer. Comme la tarte au concombre.

— Ça vous botterait, Abby ? reprend le papy, enthousiaste.

— Pourquoi pas, je peux en incorporer quelques-uns dans la ganache pour...

— N'en dites papuche. J'vas chercher ça.

— Laisse tes fesses ici, réplique Rémi. J'y vais.

— Grimpe sur ton cocotier, toi, le ouistiti. J'en ai pour deux minutes. »

Josette reprend donc seule le pliage du papier de soie. Rémi contemple le tas de branches que j'ai commandées – un peu trop, j'admets. Le plafond sera fourni en résineux, c'est une certitude.

Je passe en cuisine, me savonne les mains avant de rattrouper les ingrédients nécessaires à mon expérience. Base cacaotée, chantilly légère avec bigarreaux marinés, quelques copeaux de chocolat... et un cœur de fondant cerise. Je me hisse sur la pointe des pieds pour attraper un cul-de-poule mesquinement hors de portée, surprends une main à ma taille tandis qu'une autre se saisit de mon récipient.

« T'as pas mangé assez de soupe étant plus petite que petite, Mlle Sauldubois, glisse Rémi à mon oreille.

— Qu'est-ce que tu fiches là, toi, au juste ? rétorqué-je dans un murmure à la fois outré et enchanté. On avait dit que le lit, c'était la limite.

— Je t'aide à attraper un truc.

— Et cette main, c'est pour m'éviter de vaciller sur mes faibles jambes ?

— Elles avaient l'air de tanguer, hier soir. Simple précaution. »

Je recule contre le plan de travail, prise en un délicieux sandwich entre Rémi et l'inox gelé. J'échappe un gloussement lorsqu'il m'attrape sous les aisselles, m'y assoit avec mon aide maladroite. Bibi ne le dépasse toujours pas, mais elle est pile à la bonne hauteur pour contempler les paillettes mordorées qui dansent dans ses iris, l'attraper par le col de son t-shirt et le visser à ses lèvres.

Les siennes s'ouvrent dans l'instant et je fonds, je fonds littéralement. Il est doué, ce salaud. Je monte plus vite que des blancs en neige, cambrée contre son torse qu'il couple à ma poitrine. Qu'une main tutoie dangereusement par-dessus mon pull orné d'un bébé Yoda de Noël.

Ma poche arrière se met alors à vibrer, m'arrachant un sursaut qui nous coupe la chique. Je tressaute, attrape mon iPhone, lis le nom affiché sur l'appel entrant et interroge Rémi du regard.

Étienne Creusot.

Sur une moue interloquée de son petit-fils, je décroche :

« Allô ?

— Ah, Abby. Ça va, vous ?

— Étienne, qu'est-ce que...

— Vous pourriez dire à Rémi de descendre ? Mais... euh, discrètement.

— Quoi ? Mais...

— J'ai mis la cabane sul'chien.

— Pardon ?

— Ben, hésite-t-il après un silence. J'me suis cassé la gueule. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Wo Geschichten leben. Entdecke jetzt