LeS MoJiTOs

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« Tu veux une bière, à la place du coca ? questionne Oliver, accroupi devant le frigo.

— Au risque d'abuser, est-ce qu'il y'aurait pas un tout petit peu plus fort ? osé-je en me trouvant vaguement tarte, depuis le canapé.

— Ben, t'amènes déjà la nourriture, donc, niveau abus, c'est surmontable. Je peux faire un genre de mojito sans menthe mais avec limonade, ça t'irait ?

— Vendu. »

Je me relève dans l'optique de l'aider, ne trouve toutefois rien à faire. Oliver fait partie de ces olibrius fascinants qui donnent l'air de savoir ce qu'ils font et quelle est leur place dans le grand théâtre de la vie en tout temps. De mon côté, à part jouer des claquettes en coulisses, je me demande si le rideau se lèvera un jour.

Les kébabs nous attendent sur la table basse – celle en forme de palme en contreplaqué, inspiration 70s, que tout le monde a. Je retrouve ma place contre un bouquetin brodé qui s'affaisse sous moi, attrape le verre que me tend mon hôte.

« Et donc... tu as commandé un sandwich et ils t'en ont livré deux, c'est ça ? suppose-t-il après que nous ayons trinqué.

— Ils sont très philanthropes, au Pamukkale.

— Au Pamu ? Connaissant le propriétaire, t'as dû lui taper dans l'œil. Ils ne livrent jamais en-dehors de Praz. »

Une espèce de rire de chèvre m'échappe. Ou le bouquetin dans mon dos s'exprime par ma bouche, ou l'autre Abby, celle qui me donne du fil à retordre, me fait savoir que ce n'est pas dans l'oeil du kébabier que j'ai tapé. Je mets la chaleur niveau toaster qui irradie mes joues sur le compte de cette première gorgée de mojito. Oliver l'a chargé en rhum. Parfait.

« Bon app, lancé-je en entrechoquant mollement mon sandwich contre le sien. À la santé du Pamu.

— Heureusement que Rémi a pris ses cliques et ses claques. J'aurais sûrement pas eu droit à cette visite surprise sinon, ajoute-t-il devant mon expression de débilité moyenne.

— Ah, expiré-je en m'étranglant à moitié avec une rondelle d'oignon. Ben, disons que deux kébabs pour trois, ça fait un peu rat. »

Mon voisin du dessous et, présentement, de côté, se contente d'opiner. Je laisse mes yeux traîner sur son chez-lui, avise la manette de PS5 négligemment abandonnée sur un coin de la table.

« Vous aviez prévu de streamer, ce soir ?

— C'est toujours au programme. Je commence à 22h – on a le temps, t'inquiète. J'avais prévu de me faire un porridge, mais kébab, c'est bien aussi. Et c'est... mieux avec toi que tout seul, comme un con, devant mon bol. »

Je m'immobilise une fraction de seconde, en pleine tentative de faire entrer l'équivalent d'une becquée d'hippopotame dans ma mâchoire de musaraigne. Il affiche à nouveau cette sorte de sourire embarrassé – alors que, jusque-là, j'étais la seule à me sentir gênée d'exister. Je repose mon sandwich, siphonne tranquillou bilou mon mojito. Du courage à l'état liquide, voilà ce qu'il me faut. Au mieux, ça lisse le dénivelé de mes états d'âme, au pire, ça m'offrira une belle gueule de bois sur laquelle me focaliser demain matin.

« Tu devrais faire breveter la recette, gratifié-je Oliver après avoir laissé un glaçon me fondre sous la langue.

— Pas tant que les tiennes. Tes cupcakes version Snickers, là, c'est presque indécent tellement c'est bon.

— J'en ai encore. Pour le dessert. Si tu veux. »

Je me souviens que, lors d'une des formations que j'avais suivie de manière très dilettante sur la manière de s'exprimer en entretien, on nous recommandait de respecter les silences. Comme dans un opéra. L'opéra, déjà, pour moi, c'est une pâtisserie et, ensuite, les silences avec Oliver, c'est à géométrie variable. Parfois agréables, parfois étranges. Je n'arrive pas à mettre le doigt sur le nœud de la tension. Tendue, je sais que je le suis, mais ça n'a rien à voir avec le grand rouquin dont l'épaule effleure parfois la mienne par inadvertance. Je m'attaque aux frites à la croustillance pas très vaillante, me renverse en arrière contre le dossier. Ça sent généralement le kébab, un kébab. Mais je ne sens plus que le parfum de Rémi.

Sûrement parce qu'il dort sur ce canapé.

« De quoi ? demandé-je en m'apercevant, un peu tard, qu'Oliver attend une hypothétique réponse à sa question, quelle qu'elle soit.

— Tu reveux un mojito ? »

Je croise ses yeux, ne les lâche pas. Est-ce que j'ai l'air si désespérée ?

« Je crois que j'en ai besoin, oui. »

Sitôt dit, sitôt fait. Le deuxième semble moins fourbe – j'apprécie l'attention, même si le mal est fait. Mes orteils commencent à s'engourdir. Peut-être parce que je me suis pliée en tailleur, cela dit.

« Ça se passe bien, le CaFée ? demande alors doucement Oliver, comme si je n'avais pas déjà répondu trouzmille fois à cette question hier, lors du succédané de vernissage.

— C'est stressant, mais je... ça me plaît, d'avoir l'impression de faire quelque chose de mes dix doigts. Avant, quand je bossais, à part vendre des bannières et des audits SEO qui réinventaient la roue, je... ça faisait moins de sens, je crois. Là, qu'on me dise que mes gâteaux sont bons, que le principe du CaFée est cool, c'est... autre chose. J'ai jamais fait quelque chose d'aussi gratifiant. Mais c'est stressant et... »

Ma voix se brise, sans préavis ni rien. Je ne pensais pas avoir le rhum dépressif, mais le terreau devait être fertile. Je ricane, soupire, expire, lève les yeux au ciel, triture la paille dans mon verre.

« Ça fait beaucoup d'un coup, achevé-je en interdisant toute fuite à mes canaux lacrymaux – une fois, ça va bien.

— J'imagine que ça n'aide pas, avec Rémi qui est... ce qu'il est. »

Si seulement il y avait eu des feuilles de menthe dans mon cocktail. J'aurais pu essayer d'y lire l'avenir. Ou le présent, pour ce qu'il vaut.

« Depuis combien de temps vous vous connaissez ? parviens-je à rétorquer, barrant à toute vitesse pour éviter le Crash.

— Ça doit faire dans les, quoi, trois ans ? On s'est trouvés dans la même guilde, sur un MMO. Je sais pas exactement comment, mais on s'est entendus ; le projet d'une chaîne YouTube est vite venu dans les discussions et, quand l'appart ici s'est libéré, j'ai débarqué. C'était plus simple, niveau orga. Et Pépé est carrément cool.

— Étienne ?

— Vu comme il t'apprécie, je dirais que tu pourras l'appeler comme ça d'ici Noël.

— En même temps, il a déjà vu mes culottes. »

Il rit, moi aussi. Mais une foule d'anonymes se frappent le front à l'abri de mes pensées. C'était du génie, de remettre cette histoire sur le tapis.

Je picole encore un peu, histoire de perdre ou sauvegarder ce qu'il me reste de contenance. Et, sans trop y prendre garde, ma main se pose sur celle d'Oliver. Je la retire, peut-être trop lentement. Peut-être que l'alcool et des relents d'émotion ont rendu mes yeux brillants. Peut-être qu'il ne s'y attendait pas ; peut-être qu'il s'y attendait. Toujours est-il que, moi, je n'étais pas franchement préparée à la question suivante :

« Abby, est-ce que... hm, est-ce que tu veux coucher avec moi ? »


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now