Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]

Ça marche pas, ça court

      Ça y est, ça tilte. Il a reposé sa fourchette, hausse un sourcil.

« Comment ça, chez nous ? Dans le village ?

— Dans le village, et plus précisément dans cette maison. C'était un resto là-dessous, avant que ça devienne un dépotoir à machins uèzbé.

— Attends, attends. T'as... t'as loué le rez-de-chaussée ? »

Houlà. C'est pas que ça marche, c'est que ça court.

« Un peu mon neveu, que je l'ai loué. C'est chez moi quand même, ici. Et à part Oliver, y'a personne qui me paie mon dû, j'te rappelle.

— Mais c'est notre studio de stream, en bas ! Y'a notre décor, tout le matos, c'est... tu peux pas faire ça ! T'es pas sérieux. C'est une blague, tente le Rémi avec un sourire mi-figue angoissée, mi-raisin furieux.

— Ça pourrait, remarque, mais ç'en est pas une. Le CaFée ouvre le mois prochain, pile le 01 octobre. Ça laissera à la gamine le temps de prendre ses marques avant l'arrivée des tâtots du ski.

— La gamine ?

— J'suis sûr que vous allez bien vous entendre. Elle doit avoir le même âge que toi, peu ou prout.

— Mais j'ai pas besoin de m'entendre avec une nana, j'ai besoin d'un endroit pour exercer mon métier. »

Il y va fort, hé. Son métier, comme y dit, c'est aux Saint-Bernard ce qu'est un chihuahua : ça fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Et, sauf erreur de ma part, c'est pas ses ioutuberies qui remplissent la gamelle.

J'ai essayé d'y faire entendre raison, mais ma Renée aussi, elle était bornée. Pis Agathe, n'en parlons pas. J'ai pas connu le titi qui a donné de sa goutte pour nous pondre un petit-fils pareil, mais sûrement qu'il avait de drôles d'idées. Celle d'abandonner ma fille avec un marmot de trois mois dans les bras, notamment.

« Je joue pas aux animateurs du Club Dorothée, vous savez ? poursuit le Rémi. C'est sérieux. On peut arriver à faire quelque chose de grand, avec Oliver. Mais on doit absolument garder le local.

— Trouvez-en un autre, c'est pas ce qui manque dans la vallée. »

La vérité, c'est que si, ça manque. C'est en partie pour ça que je me suis décidé à rentabiliser l'ancien troquet. Rémi s'apprête à répliquer quelque chose que j'imagine salé, se ravise avant d'essayer une approche diplomatique. Je le sais, parce qu'il a levé les mains dans un geste prudent, comme si j'étais un rhino pas tout à fait anesthésié par sa piquouse. J'ai pourtant pas l'habitude de m'énerver. La cardio dit que c'est pas bon pour ce que j'ai.

« Écoute, Pépé, on commence à avoir une bonne communauté, on a plein de projets pour développer la chaîne ; un sponsor m'a contacté la semaine passée. On a vraiment besoin du studio.

— Je suis vieux, pas con. J'ai bien compris. Mais ça sera plus là-dessous, vos affaires. Dis-toi qu'avant que tu ne débarques, j'avais trois locataires – un pour le resto, un pour l'appart du Grenier, pis un autre pour çui du Mont Charvin.

— Mais c'est pas moi qui ai forcé Fred à fermer boutique, ni les deux autres pinfrets à résilier leur bail !

— Non, mais tu comprends qu'on fait pas de corde avec des bouts de ficelle. Y'a que ma retraite et le loyer d'Oliver pour faire bouillir la marmite depuis plus d'un an, on va pas continuer bien loin avec ça. T'as vu la lasure, dans quel état elle est ? Pis le faîtage, qui c'est qui va s'en occuper, de l'étanchéité du faîtage ? Le CaFée va nous aider à redresser la barre. »