Le kidnapping

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« Mais si c'est pas M. Creusot en personne, dites voir. »

Je me détourne des conserves pour voir la Josette toute endimanchée. C'est pourtant pas jour de messe. J'abandonne la potée à l'Auvergnate dans mon panier, me baisse pour lui claquer la bise. Mes lorgnons manquent s'emmêler dans la chaîne à perlouzes qui retient les siens, lançant une salve d'excuses sur fond de gloussements. Elle a toujours été coquette, la Josette.

« Alors, comment ça se passe, là-haut ? demande-t-elle après un dixième de seconde de politesses. Les travaux avancent ?

— Ma foi oui, ça bouge pas mal. La p'tite te raconte pas ?

— Penses-tu, elle revient en coup de vent une fois tous les trois jours pour son linge, c'est tout. D'ailleurs, faudrait bien y installer une machine à laver, dis, dans ton grenier. C'est le minimum, me gourmande-t-elle.

— Faudrait, faudrait, concédé-je. Mais y'a les branchements que pour un appareil et Rémi préférait avoir un lave-vaisselle, alors...

— Pasque t'y faisais sa lessive à l'oeil, à ce maudit-là, mais tu vas pas faire celui de la p'tite !

— Ah ben non, ça non. On va trouver une solution. Dans ses cuisines, peut-être. »

C'est une constante, avec la Josette. Que ce soit au Majong, dans la rue ou même entre deux boîtes de petits pois et des lasagnes surgelées, elle se débrouille toujours pour m'enguirlander. Sans même être mariés, dites.

« Pis j'ai ouïe dire que ta voiture était toujours pas réparée ? reprends-je en lorgnant discrètement sur ses commissions – sûrement des trucs de mémé, comme les Pim's à l'orange.

— Toujours pas. C'est un monde, quand même. Semblerait que le garage a commandé une mauvaise pièce, qu'ils ont voulu la monter quand même, pis maintenant mon assurance est en rogne contre eux. Remarque, je m'y fais, au pot de yaourt qu'ils m'ont prêté. »

Ça m'étonne guère. Elle ferait presque du deux roues dans les virages. C'est pas Josette qui prend les courbes, c'est elles qui s'adaptent.

« Abby m'a dit que ton Rémi bosse pour elle, maintenant, poursuit-elle alors que je fais mine de repartir à mes emplettes. Ils s'entendent bien ?

— J'crois que c'est la mésentente cordiale. »

Elle acquiesce sur un air entendu.

« Tant mieux. J'ai rien contre ton Rémi, hein, holà, tu me connais, dire du mal des gens et surtout des enfants des amis, c'est pas mon genre. Mais c'est quand même un fameux traîne-savate. »

C'est là qu'on voit que Josette est au-dessus des lois. J'ai le droit de baver tout mon saoul sur mon petit-fils parce que, justement, c'est le mien. Et je n'attends que des hochements de tête compatissants en retour. Pas de conseils, encore moins de reproches. Mais la Josette, elle n'a pas connaissance des limites.

Surtout pas celles de vitesse.

« Il l'a amenée acheter des fournitures, pis il lui a montré comment faire, pour les travaux. J'crois qu'il l'aide pas mal.

— Tant que ça reste professionnel » marmonne l'octogénaire en laissant tomber un paquet de langues-de-chat dans son chariot.

Ah mais, est-ce que je critique le fait que ta petite cousine ait un anneau anti-tétée dans le nez, moi ? D'autant plus que, l'autre jour, l'Abigaël, elle portait un de ces t-shirts sans manches là, avec des trucs écrits en anglais par-dessus. J'ai été voir sur gougueule la traduction – ben mes aïeux, c'était pas brillant. Ça prouve bien qu'ils iraient parfaitement ensemble, les perdreaux.
 
« L'essentiel, c'est que le CaFée ouvre, nan ? appuyé-je enfin, en même temps que je me glisse devant elle à la caisse.

— Oui, oui, c'est vrai. Mais tu veilles au grain, hein ? »

À fond les ballons, Mère Supérieure. C'est pas comme s'ils avaient encore quatorze ans, à jouer à touche-pipi derrière une balle de foin. Remarque, je sais pas si elle a vu un jour ne serait-ce qu'un bout de queue du loup, la Josette. Elle doit dormir avec un portrait de Frank Michael.

« C'est pour bientôt, alors ? nous demande la caissière avec un clin d'œil.

— Semaine prochaine, annonce ma camarade de classe, gonflée comme une poule faisane. Ma petite Abby est fine prête, encore quelques ajustements et ça sera le plus beau café de toute la région. »

Grâce à mon petit Rémi qui aura tout refait dedans.

« On se réjouit de venir découvrir ça. Et vous, M. Creusot, vous devez avoir hâte de revoir du monde passer par chez vous, non ? C'était plutôt calme, ces derniers mois.

— Mais oui, j'serai plus obligé de passer mon temps à la fenêtre avec mes jumelles ; les potins arriveront tout frais, tout crus. »

Elle rigole. Josette aussi, encore qu'un peu jaune. Comme la boîte de machins mexicains que j'ai pris – Rémi m'a dit que c'était pas mauvais et, comme il a accepté de revenir souper demain, je vais essayer d'y cuisiner un truc de jeunes. Peut-être qu'il est juste en manque de gras ; je sais qu'Oliver est pas du style à avoir du lard en intraveineuse. Peu importe la raison, finalement, ça me fait plaisir quand même.

Josette me tient toujours la grappe en sortant du Cocci. La caissière a fait durer le plaisir, à ne pas vouloir me filer mon ticket de caisse avant que la vieille haridelle ait rempli son cabas. Je me dis que ça vaut peut-être le coup de faire un détour par la charcuterie pour éviter de marcher un bout avec elle quand une grosse berline freine à notre hauteur.

« Mme Vuillerens, M. Creusot, quel plaisir ! »

Vindieu, c'est l'Maire. Je me renfrogne aussitôt, pour compenser le sourire volubile de ma voisine de droite.

« M. Le Maire, ça alors, bonjour. Vous savez que le CaFée de mon Abigaël ouvre semaine prochaine ?

— Mais oui, mais oui Mme Vuillerens, justement ! Je pensais passer voir votre petite-fille pour discuter d'un pot de bienvenue que nous pourrions organiser à cette occasion, pour les nouveaux arrivants de la commune. Ça serait super, non ? Est-ce que vous savez si elle est sur place actuellement ? »

Les deux m'interrogent du regard. Je renifle. Sa petite-fille. Un pot de bienvenue. Ah, ça, faire des ronds-de-jambe à la mairie, c'est plus un sport, c'est un sacerdoce. Des vrais compas, là-bas dedans.

« Elle est là, ouais.

— Tip top. Je vous dépose au Mazot, Mme Vuillerens, M. Creusot ? Allez, venez, ajoute-t-il en s'extirpant de l'habitacle. Je vais charger vos courses dans le coffre. »

La Josette frétille de joie. Si au moins j'avais besoin d'une canne pour marcher, j'aurais pu y coller un coup sur le museau, au maire jeune et dynamique. Le kidnapping de vieux par les autorités communales, c'est une réalité dont on ne parle pas assez, m'est avis.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now