Caféinée mais culottée

54 16 5
                                    

      🧁 ABBY 🧁

Mes fringues sont sèches. Et pour l'être, elles le sont. Comme ma manière de les arracher du fil et de les fourrer dans un sac.

Rien que d'innocentes chaussettes, des t-shirts, un jeans, des culottes – tout le monde en porte. Peut-être pas celle avec une aubergine dessus, après réflexion. Tout le monde ne l'a peut-être pas, celle-là.

Mais est-ce qu'on suspend les caleçons du Président devant l'Élysée ? Non. Sûrement pour une raison. Je vois d'ici les gros titres : « Caféinée mais culottée : ouverture d'un établissement entre deux monts, à Notre-Dame du Monde au Balcon ».

Et ça me fait sourire, en plus. Mes propres conneries. N'importe quoi.

Essayons de rationnaliser. Comme l'a dit Étienne, peu de chance que 100% des indigènes aient soudainement décidé de défiler devant le futur CaFée. Mais ils sont déjà trois, de sûr, à avoir eu un aperçu assez exhaustif des dessous de Bibi. Dont Rémi.

Je réprime un frisson. Un stimulus qui me laisse entrevoir que la revanche n'en sera que plus douce. Je pensais me contenter du caneton caractériel qui embellit la 2CV mais là, ha. Ce vandalisme urbain à base de lessive intime risque de le mener vers des sommets insoupçonnés, le petit Rémi. Il ne sait pas que bosser dans le marketing, c'est avoir déjà partiellement vendu son âme au diable.

J'abandonne le sac au pied de mon lit défait, dans le Grenier. J'ai pris l'habitude de piocher mes vêtements directement à leur source, c'est-à-dire dans les cartons. Pourquoi investir dans une armoire, quand on a des cartons ? La vie est belle, à carton-land. Le CaFée aura toujours meilleure allure que mon appartement, c'est une certitude.

Bras en croix, je me laisse tomber contre les bourrelets de ma couette, grimace et retire une brosse à cheveux qui me rentrait dans l'omoplate. Vivement l'ouverture, que je puisse ne serait-ce qu'espérer reprendre le contrôle de mon existence. Je pivote sur le flanc pour voir ma peluche life-size de Bourriquet, avachi contre ma commode en bambou. Il a mon Womanizer entre les pattes, l'animal. Il faudrait vraiment que j'apprenne à ranger ma sphère personnelle.

Bah, l'expert du contrôle sanitaire n'est pas venu inspecter ni ma baignoire, ni le délai entre deux changements de parures de lit. Dieu soit loué, tout est ok pour le CaFée. Maniaque comme je suis sur le côté professionnel, il fallait bien que ça pèche ailleurs.

Le véritable nœud du problème, hors celui qui orne l'un de mes tangas, c'est l'absence de tables. Et, à contrario, la présence de Rémi. Mais surtout les tables. Peut-être que M. le Maire accepterait de me louer ces machines pliables, avec leurs tréteaux pince doigts ? C'est quand même pas croyable, de vivre dans une région sans tables à chiner. Vintage mais bien conservées. D'occasion mais pas chères. Si possible avec des pieds sculptés. Ou de la marqueterie. Du charme, quoi.

Je me souviens alors, une fois passé le voile d'ire à l'encontre de mon stagiaire et de son sens questionnable du devoir, que j'ai laissé Oliver en plan. Avec mon nouveau guéridon et deux consoles courtes sur pattes.

Écoulant une Pom'pote pour me donner du cœur à l'ouvrage, je quitte mon nid sous combles et regagne le local. Une visseuse fait des vocalises en bas ; je tombe sur un spectacle étonnant dans la salle. Étienne joue les contremaîtres tandis qu'Oliver est à quatre pattes sur trois palettes que Rémi fixe entre elles.

Les mecs s'interrompent, m'observent tous avec une expression différente. Si j'avais pu susciter autant d'émoi à l'adolescence, j'aurais sûrement été la plus populaire du collège.

« Qu'est-ce que vous fabriquez, au juste ? me sens-je obligée de demander, avec le sentiment d'être une maîtresse devant sa classe indisciplinée.

— Des tables, répond fièrement Étienne.

— C'est un prototype, complète Oliver. Mais on a vérifié, les soucoupes ne passent pas entre les lattes. Faudra juste faire attention avec les cuillères.

— Et passer un coup de vernis dessus, n'importe comment, approuve le doyen. Ça vous plaît, Abby ? On peut en faire au moins quatre-cinq, comme ça. »

Si la vie était une croisière, je ferais sans doute face à des creux de vingt mètres. Profitant de l'élan pour ramer, j'approche de l'ouvrage et observe. Scrute. Analyse. Rémi fait sauter une poignée d'embouts dans sa main en évitant soigneusement de me regarder.

« Qui a eu l'idée ? demandé-je enfin.

— C'est lui » répondent-ils de manière collégiale.

Je hausse un sourcil. Rémi a désigné son grand-père, mais Étienne et Oliver se sont rabattus sur le premier. Qui s'apprête à s'insurger, avant que le grand roux ne lui cloue le bec.

« C'est le principe des canapalettes, mais version table. Si ça te va, on lance la production à grande échelle.

— Je... oui, c'est... c'est parfait, mais...

— Alors c'est parti, conclut Étienne en frappant dans ses larges paluches. Oliver, tu vas chercher les autres, pis toi, tu visses pendant que je tiens.

— Et moi ? questionné-je alors que les triplés s'affairent, sans plus me prêter attention.

— Ça nous fait plaisir, m'assure le papy avec un clin d'œil. T'manière elles traînaient depuis trop longtemps, ces palettes. »

J'essaye de sortir au moins un merci, mais les lettres s'entrechoquent comme dans un sac de Scrabble et j'ai bien peur de ne piocher que des consonnes.

De retour derrière le comptoir, je poursuis le déballage de ma vaisselle, trie le carton du plastique, polystyrène et tout le tintouin. Les palettes se suivent et s'empilent entre chaises et fauteuils, créant des îlots qu'il me tarde d'embellir avec une petite succulente, un bougeoir.

Les Cro-Magnons se grognent parfois dessus, mais l'alchimie opère malgré tout. Esbaudie, je constate l'efficacité du trio lorsque, la nuit à peine tombée, je me retrouve en possession d'un CaFée parfaitement fonctionnel.

« Merci, soufflé-je enfin, le cœur un peu plus léger qu'auparavant. C'est vraiment chouette, je... merci, achevé-je en croisant furtivement le regard de Rémi.

— On t'enverra la note, marmonne ce dernier sans paraître convaincu.

— Désolée, je n'ai même pas une bière pour vous remercier, continué-je en avisant Étienne.

— Pas d'mal. On fêtera plus tard. Allez, c'est l'heure d'aller faire tremper les croûtons. Dans la soupe, ajoute-t-il en claquant l'épaule des deux mecs. Bonne soirée, Abby. »

Oliver m'adresse un signe de la main, Rémi m'ignore. Vannée, je m'effondre sur le canapé après avoir allumé les jolies lanternes de la bibliothèque. Tout est prêt.

Ça y est, Papy Jules. Le CaFée peut ouvrir.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant