Sauce samouraï svp

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🧁 ABBY 🧁

Bourriquet m'observe à travers un rideau blanc-brun de cheveux mal peignés. Il a son air perspicace des matinées de grandes remises en question. Je me pose sur un coude et attends que les souvenirs un peu confus de la veille infusent. La frénésie de la réception, les dizaines de mains que j'ai serrées, les compliments assourdis par la cacophonie ambiante. L'angoisse, la fierté, l'odeur de café, le parfum entêtant de certaines mamies.

Et Rémi, planté comme une endive, sur une marche, qui me remercie avant de disparaître moins dans un écran de fumée qu'à l'abri de leur appart. Comme si j'allais le poursuivre même dans ses cauchemars.

« Il était bizarre, non ? questionné-je l'âne pelucheux. Je veux dire, encore plus que d'ordinaire. »

Un silence contemplatif. Je lève les yeux sur le velux. Une brume typiquement automnale abaisse le plafond ; je pourrais presque toucher les nuages du doigt.

« J'ai l'impression qu'il me parlait pour la première fois. Avec sa vraie voix. Enfin, celle qu'il a aussi en stream. C'était... étrange. »

La tête de Bourriquet dodeline ; normal, j'ai bougé mes fesses et tiré la couette sur lequel il repose. Bientôt 7h, il va falloir penser à s'activer. Les brookies ne vont pas se cuire tout seuls.

« Mais vraiment, il s'est passé un truc, non ? insisté-je en emportant le bourricot avec moi, jusqu'à la cuisine. Sans être experte en psychologie de comptoir ascendant RH, j'ai pas fabulé. T'en dis quoi, toi ? »

Le nounours dépressif me regarde avec toute la force de sa conjonctivite, guère plus avancé que je ne le suis. Il me semble qu'il faudra bien plus qu'une dose de caféine pour y voir clair. Heureusement que je lui ai offert une matinée de congé, dans un sens. À Rémi. Ça permettra peut-être au couvert nuageux de s'effilocher et à ma raison de cesser de bourlinguer là où je ne veux surtout pas qu'elle s'aventure.

Mais il avait quelque chose, quand même, en contre-jour, dans cet escalier sombre et branlant.

Dark Timothée Sasuke Chalamet. Je me souviens qu'il s'est tendu, quand j'ai débarbouillé son bras du coulis de caramel. Je l'imaginais froid comme un reptilien, mais il était brûlant, le bougre. Bourriquet opine à nouveau, le reste de son corps suivant sa tête pour s'avachir au sol.

« Ouais, approuvé-je en attrapant mes clés. Tu fais chier, d'être toujours d'accord avec moi. »

☕️

Le samedi matin a toujours eu, jusque-là, ce petit quelque chose de calme. Une torpeur bienfaisante, surtout en marge de la bringue d'hier. La semaine, les anciens colonisent le CaFée jusqu'à 11h. Le samedi, à part un ou deux couples sans enfants, un lecteur occasionnel et quelques randonneurs égarés, les minutes s'égrènent lentement. Ce qui me laisse le temps de ne surtout pas me plonger dans ma compta.

La salle étant plus ou moins vide, je m'attelle au tri des livres – j'essaye de les remettre à leur place aussi souvent que possible. Par ordre alphabétique. Je nourris une méfiance toute particulière à l'égard des livres avec jaquette : Rémi s'est fait un plaisir d'interchanger celles de mêmes dimensions. Peu, à dire vrai, mais ça n'en demeure pas moins pénible de retrouver où se cache le véritable Follett. Il avait aussi commencé à organiser toute une étagère par couleur. C'était presque beau à voir, mais le summum du pas pratique.

Je pivote sur mes talons, contemple la quiétude de cet étrange paradis fait de bois, d'encre passée, de reliures en goguette, d'arabica et de beaucoup, beaucoup d'ambitions. La citrouille d'Oliver m'adresse un clin d'œil. Et l'iPhone dans ma poche se met à vibrer. Un numéro ni connu, ni inconnu. Je décroche.

« Le CaFée, Notre-Dame, bonjour. »

J'ai longtemps hésité entre Le CaFée, Abby, bonjour, ou Abby du CaFée, bonjour, ou encore Bonjour du Cabby AFée je... oui, allô ? N'ayant pas encore trouvé la formule miracle, j'improvise à chaque fois qu'il prend l'idée à quelqu'un d'appeler.

« Heu... c'est ici, pour le kébab ? »

Je dois avoir l'air aussi surprise que mon interlocutrice.

« Non, finis-je par répondre. Vous avez dû faire une erreur.

— Ah ? Bah, d'accord. Bonne journée, madame.

— À vous aussi. »

11h45, heure louable pour s'inquiéter du déjeuner. J'apporte son cappuccino à un nouveau venu lorsqu'un second appel entrant tape dans ce qu'il me reste de batterie.

« Le CaFée, bonjour, Abby à l'appareil.

— Bonjour, c'est pour un sandwich à emporter, sauce samouraï, avec les frites et un Sprite – c'est possible pour dans 10 min ? »

Mais. Mon Louis de Funès intérieur se masse les sourcils, essaye de comprendre s'il s'agit d'une sinistre coïncidence à base d'harissa ou, plus grave, d'une caméra cachée.

« Vous faites erreur, Monsieur. C'est le CaFée, ici, à Notre-Dame de Bellecombe.

— Oh, merde. J'ai dû me planter dans le numéro. Désolé. Bonne journée. »

Il a raccroché avant que je ne puisse investiguer. Une brave dame me demande du sucre ; je lui amène, baisse le regard sur un troisième appel en cours de route.

« Bienvenue au CaFée, Abby à votre service, que puis-je faire pour vous ? »

Elle était gratinée, celle-là. Peut-être pas nécessaire de l'inscrire au registre des meilleurs introductions téléphoniques.

« On peut commander à emporter ?

— Un café ou un kébab ? soupiré-je.

— Un américain supplément cheddar. Avec une grande frite.

— Excusez-moi, Monsieur, mais quel restaurant essayez-vous de joindre, exactement ? Parce que vous êtes le troisième à confondre mon numéro avec un autre, et je...

— Bah, le Pamukkale. À Praz, quoi. Le Pamu, c'est pas vous ?

— Non, le Pamu, ce n'est pas moi. Toutes mes excuses.

— Mais c'est votre numéro, sur Google » s'entête mon interlocuteur.

Ah. Un élément de réponse, bravo, inspecteur.

« Il doit y avoir une erreur quelque part, je suis désolée.

— Ben... c'est un peu con, quand même.

— À qui le dites-vous. Bonne journée, quand même. »

Je raccroche, cette fois, cherche aussitôt ce fameux Pamu à Praz-sur-Arly. La fiche de l'établissement apparaît dans les résultats Google et, ô divine déveine, je constate que mon numéro de portable est bel et bien affiché.

L'incompréhension laisse place à un sentiment d'évidence ; et, avec lui, une colère noire et pleine de pattes qui monte, qui monte, croît et enfle comme un ballon de baudruche croisé avec une tarentule. J'ignore comment il s'y est pris, mais qu'importe la manière – la finalité est là. J'aurais pu prendre la blagounette à la rigolade, fomenter une réplique aussi stupide. Mais tout ça fleure bon la trahison et, de mon côté, la machine à rire en boîte est cassée.

Je ne peux pas abandonner la salle, mais cet enfoiré ne perd rien pour attendre.


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant