Un coucou sous SPM

51 15 3
                                    

      🧁Abby🧁

Dans quoi je me suis lancée, au juste ?

Penchée sur le comptoir, j'épluche mon superbe diagramme de Gantt. Ce qui ne fonctionnait déjà que très moyennement sur un projet de refonte de website ne fonctionne carrément pas sur l'ouverture d'un café littéraire. J'aurais bien hurlé sur mon équipe de dev – tous des incapables ceux-là, aussi fainéants que des rois – mais il n'y a plus que moi à bord.

Un moi qui doit retaper un local quand même pas mal défraîchi, un moi qui doit s'assurer que les commandes auprès de mes fournisseurs franchissent le col en temps et en heure, un moi qui a non seulement ses cartons jusque-là, mais en prime ceux de M. Maimboeuf.

Un moi qui a un mois, et non pas trois, pour tout régler.

Et pour couronner le tout, il s'incruste, l'autre bigorneau. Meilleure nouvelle de la journée. Enfin, ça reste malgré tout la propriété de son grand-père, ce chalet. Rémi aurait pu occuper la niche désaffectée au-dehors, tout le monde s'en serait mieux porté. Même M. Creusot le trouve exécrable. Étienne, pardon.

Si au moins la 206 de Josette était revenue d'entre les épaves, mais non. Le garage lui a prêté une C1. Le stade d'après, c'est le dé à coudre motorisé. Je pourrais louer une camionnette si seulement un, j'avais le permis, et deux, j'étais encore en mesure de compresser les incompressibles niveau budget. Ça commence à être plus tendu qu'une corde à linge, cette histoire. Vivement l'ouverture, si tant est qu'elle ait bien lieu le 01 octobre.

Pas trop le choix, cela dit.

J'ai eu droit à un petit encart dans la gazette du coin et la mairie salue l'initiative pour redynamiser une zone rurale. Rurale, c'est vite dit. Ils n'ont jamais dû voir la quantité d'électronique entreposé dans le Mazot ; on se situe sur le croisement entre un bunker de la Guerre Froide et les archives chez Nintendo.
  
Bon, haut les cœurs. Je n'aurai au moins plus à subir les choix douteux de Josette en termes d'émission télé – même si la présence incongrue de ma grande et vieille cousine risque de manquer un peu. J'ai voulu la dédommager pour ces quinze jours passés chez elle, elle a refusé mordicus.

Laisse, ça me fait plaisir. J'aurai un petit mouffine avec mon café au lait quand je viendrai chez toi, hein ma Bibi ?

Un pacte à vie, donc. Je souris dans le vide, referme mon PC, éteins la salle et m'enfile dans l'escalier après avoir verrouillé derrière moi.

J'ai déjà surpris Rémi Sans Alibi à rôder dans mon CaFée. Hors de question qu'il s'y aventure sans mon autorisation expresse. Je trouve en outre très satisfaisant qu'il se sente mon obligé. Être si puérile à son âge, c'est quand même fascinant. Surtout qu'on a plus ou moins le même, selon son grand-père.

Je passe devant la porte de ce dernier, renifle une drôle d'odeur. Pas spécialement drôle, d'ailleurs. Plutôt horrible. Ça doit être un truc acté, chez les anciens, de cuisiner des combo foie de veau-choux de Bruxelles flambés à l'Armagnac et noyés dans l'ail.

J'enfile les marches devant la porte marquée Mont-Charvin, là où vit le fameux Oliver, bien plus discret que les occupants Creusot-Maimboeuf du Mazot. Je ne l'ai revu qu'une fois depuis le coup de la chaîne sauteuse ; quelques mots vite fait échangés, qui m'ont fait me sentir vaguement cruche. Il n'a en tout cas pas donné le sentiment de me haïr. Mais si Laurel habite désormais chez son pote Hardy, ça ne risque guère de jouer en ma faveur.

Les odeurs, ça monte.

Ça stagne.

Ça recouvre mon tout nouvel appart' d'un linceul verdâtre et nauséabond.

J'ai l'impression d'avoir plongé dans le cœur moite et fermenté d'un tas de compost.

Ça s'accroche à mes cheveux, ça me flétrit les poumons.

Je me précipite pour ouvrir les velux avant de suffoquer. Moi qui m'imaginais passer une soirée tranquille, une crémaillère de célibataire à base de pâtes au ketchup et d'une bouteille de Crémant, j'ai droit à l'odorama d'un fond de serre.

C'est comme si tout me revenait brusquement en pleine tête, face à la chaîne des Aravis plongée dans l'obscurité. Des spectres saveur chou moisi, qui me hantent sans cesse.

Le prêt qu'il va bien falloir rembourser un jour. Des travaux à faire, moi qui sais à peine vernir mes ongles sans dépasser. L'inspection sanitaire qui doit valider l'ouverture du CaFée. Les doutes des autres, qui sont en fait les miens. Ça paraissait une bonne idée. C'était plutôt une fuite en avant. Il ne me reste que quinze jours. Pas de voiture. Pas d'amis disposés à venir m'aider. Pas de famille proche, hors une Josette qui approche gaillardement le siècle d'existence. Un appart qui sent la pétoule.

Ah, ça y est. Une larme, deux. Je les essuie avec une hargne que je réserverais bien à l'un des voisins du dessous.

Allez, Bibi. On souffle, on visualise, on serre les fesses et tout ira bien.

Je me détourne des petites luciole qui brillent au loin, sur le flanc de montagne, pour aller faire chauffer l'eau de mes pâtes. Le vent souffle non pas sur les plaines, mais sous les combles, chassant les vapeurs méphitiques qui s'imaginaient pouvoir y crécher. J'espère seulement que le papy Creusot n'est pas du genre à cuisiner comme ça tous les soirs.

Je remplis ma casserole – une de celles qui a miraculeusement fait le déplacement jusque dans les Alpes, les autres étant encore coincées quelque part entre Meaux et Knokke-le-Zoute. La cuisinière n'est pas de première jeunesse ; trois plaques électriques, un four sans chaleur tournante.

Je m'attendais à trouver l'appartement à l'état de déchetterie, mais force est de constater que M. Maimboeuf en a pris soin. La lèchefrite n'est même pas encroûtée de trucs calcinés cent fois d'affilée. Ou bien le petit-fils acariâtre n'utilisait pas vraiment cette cuisine. Qui sait.

Toujours est-il que la cuisinière ne s'allume pas. J'ai beau triturer les boutons, le four se met en marche, la ventilation soufflote sur un râle asthmatique, mais les plaques demeurent aussi froides que mon âme.

Je pianote un moment sur le plan de travail carrelé – ce vol de colverts sur fond de joncs que l'on retrouve dans toute bonne cuisine des années 80. Je pourrais utiliser ma bouilloire. Je pourrais me décider à passer outre. Mais je vis ici, maintenant, dans un meublé vieillot certes, mais dans lequel tout est censé fonctionner.

Remontée comme un coucou en plein SPM, je redescends jusqu'au Mont-Charvin, tambourine à leur porte. Rien ne semble bouger, jusqu'à ce que la porte s'ouvre sur Oliver, un peu pâle. L'odeur qui accompagne ce déplacement d'air est insoutenable.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now