Le gage

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Un tour en intérieur, cette fois, dans la cuisine immense du tonton, à contempler Oliver râper du fromage pendant que Rémi débouche du blanc et que Didier meugle parce que le caquelon a disparu – ah non, y'était ici, derrière le carton, le con, haha.

J'ai beau vouloir tenter de les aider, ces messieurs me repoussent avec politesse et humour parfois, un grondement digne d'un Jacob en plein déphasage lunaire d'autres. Je me retrouve donc à siroter une nouvelle bière, songeant que la quantité de houblon remplace l'eau que mon organisme a perdu aujourd'hui. Je me sens légère, un peu frétillante, comme les chiots qui me tournoient autour. L'un d'eux a l'oreille grignotée ; je le baptise aussitôt Stitch.

Les remugles de fromage fondu baignent bientôt la pièce. Didier a lancé une playlist composée à 50% de Brassens, l'autre de Renaud. Papy Jules aurait apprécié. Je me demande ce qu'il aurait à dire, à me voir fine pétée, dans la cuisine d'un presque inconnu, le bas du pantalon crotté et berçant un bébé poilu dans mes bras.

Mais j'ai ouvert mon CaFée, nananère, pointé-je sur une nique mentale.

C'est Rémi qui tournicote la fondue en devenir. Je m'approche, penchée non pas par-dessus son épaule – ça m'est inaccessible, mais sur le côté de son bras. Là où il ne s'est pas ramassé dans une belle galette d'origine bovine, et pas tout à fait sèche.

« Faut pas faire de grumeaux, indiqué-je alors que Stitch, mû par un élan d'affection, se décide à me récurer le nez.

— Pas de chiens au-dessus de la soupe, vire de là.

— Mais il est cro-mignon, regarde, mouzigouzi.

— Et toi t'es Kro-nenbourg, Mlle Sauldubois. Tu ferais bien de revoir l'angle de la descente, t'as visiblement pas le niveau pour une piste noire.

— Mais je t'emmerde, le stagiaire.

— T'as vu comme elle me parle ? glisse Rémi pour Oliver. Ça va se finir aux prud'hommes, cette histoire. Moi qui t'aide à la sueur de mon front et pour globalement pas un rond, on m'y reprendra.

— Si t'aimais pas ça, t'aurais pas accepté. »

Je l'imaginais sur le ton de l'humour mais, bizarrement, une fois dit, ça paraît étrangement véridique. Rémi hausse les épaules, sans faire de commentaire. Oliver, goguenard pour une raison qui m'échappe, approche pour me retirer ma bouillotte baveuse des mains. Désoeuvrée et un chouïa agacée, je grignote un morceau de pain rassis.

« Ah non, çui-là c'est pour les chevaux, intervient Didier en attrapant le saladier dans lequel j'ai allègrement pioché. Z'êtes redoutable vous, hein ? Tenez, le bon est là. Y'a plus qu'à le couper.

— Elle va se trancher un doigt, remarque Rémi sans se retourner.

— Je sais couper du pain, répliqué-je avec beaucoup trop de s à sssais.

— Un peu de kéfir, Abby ? » propose gentiment Oliver.

Il faut bien qu'à un moment, entre deux verres de Pinot gris et un petit shot d'eau, je perde mon pain dans le bouillon gras et jaunâtre parfumé à l'ail. Rémi a fait barrage avec sa propre pique ; une vendetta. Didier propose illico un gage. Son neveu assure que ce n'est pas nécessaire. Je réponds juste « go, j'suis prête ».

S'en suivent quelques délibérations masculines. M. Maimboeuf veut me voir courir autour du chalet. Je chope ma pique, poignarde sa mouillette pour l'envoyer par le fond dans le caquelon. Ensuite de quoi, je lui tire la langue. Ça paraissait la chose la plus responsable à faire.

Oliver et son oncle échangent un regard. De cette connivence que je n'ai pas trop su traduire, sur le moment.

« J'ai une idée, s'avance alors le grand roux. Vu que vous avez perdu les deux, vous allez...

— J'ai rien perdu du tout, proteste Rémi en essayant de repêcher son cube. C'est une mutinerie.

— La tradition, mon gars, la tradition, déclare Didier en lui claquant l'omoplate.

— Je disais donc, reprend Oliver, on va la jouer comme à action ou vérité. Pas de jambe cassée ce soir, merci bien, donc vous allez simplement vous faire un compliment. Un compliment sincère. »

J'observe le musher du jour, puis mon employé. Qui me dévisage en retour, sourcils froncés.

« Elle a le QI d'une courgette.

— Il est aussi franc qu'un âne qui recule. Et il en a l'odeur, aussi. »

Oncle et neveu éclatent du même rire – tonitruant, qui ressemble à un aboiement. La preuve, les chiots dans leur parc tendent l'oreille, se mettent à piouner. Je me lève pour aller consoler Stitch, d'un pas presque droit.

« Nan mais allez, jouez le jeu, sinon c'est pas un gage, tente à nouveau Oliver.

— On a le droit de choisir, à action ou vérité, normalement, remarque Rémi, la bouche pleine.

— C'est vrai, ça, approuvé-je après un temps de réflexion. Vérité, alors.

— Pourquoi t'as une mèche bizarre ? »

Je pivote vers le gringalet occupé à se rincer le gosier avec un coup de blanc.

« C'est de la dé-pig-men-ta-tion, articulé-je en désignant ma frange, puis mon sourcil. C'est naturel, je suis née avec. Ça fait comme une zébrure, j'ai aussi deux-trois cils blancs, si tu regardes bien. Un mage noir a dû essayer de me zigouiller à la naissance.

— Mais l'Élue s'est décidée à ouvrir un CaFée plutôt que de sauver le monde. C'est plus ce que c'était, les mages noirs.

— J'ai répondu, ok ? reniflé-je en retour. Et toi, action ? »

Les rouquins nous observent, arbitres de cet étrange set. Oliver affiche un sourire en coin, comme s'il avait prédit la tournure que prendraient les événements. Il l'a sûrement lu, tel l'haruspice, dans la peau de saucisson.

« Vérité, corrige Rémi.

— Pourquoi t'es aussi relou ? »

J'aurais bien aimé lui balancer quelque chose de plus spirituel, mais ma fangue a lourché. Sur un cépage orienté plein Sud, manifestement.

« Parce que t'es la nouille dans le potage, Mlle Sauldubois, répond tranquillement Rémi. Tu nous a foutus dans la sauce, avec Oliver. Et mon appart' n'est plus le mien à cause de toi.

— T'es vraiment un macaque. J'avais pas la moindre idée de ton existence !

— Mais si tu l'avais su, t'aurais accepté de revoir tes plans de grandeur et paillettes ?

— Non. Bien sûr que non, me récrié-je.

— Donc je suis en droit de râler.

— Mais je t'embauche, espèce de poireau vinaigrette !

— Joli, ça, souffle Didier. Ils sont mignons.

Mignons ? »

Encore une fois, nos voix se sont accordées. Désabusées, outrées. Ce qui fait pouffer d'autant plus les deux roux.

« Macaque, maugréé-je en revenant m'asseoir face à Rémi.

— Guenon » réplique-t-il dans un murmure.

Ç'a des avantages, quelquefois, de ne pas avoir le permis.

Sauf quand il faut déterminer, passées 23h, dans quelle voiture grimper pour le court trajet de retour. Dans un taille-crayon avec Grincheux qui m'a traitée de crucrubitr... de courge, encore une fois, ou dans l'Espace tout confort, en compagnie d'un mec aussi lumineux que sympa ?

Je me demande encore, quand le réveil sonne à 6h le lendemain, pourquoi j'ai opté pour la première option.


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now