La Reine des Nounouilles

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Perdue dans d'impossibles pensées, un frétillement me tire de ce labyrinthe d'espoirs contrariés et de réalités alternatives. Le lait que je surveillais déborde de la casserole. Je n'ai même pas le réflexe de l'ôter du feu et contemple ses bouillons comme si je pouvais y lire la réponse au Pourquoi.

Pourquoi ma conscience a-t-elle jugé une telle réaction appropriée, alors que les protagonistes de cette foutue histoire étaient littéralement à deux doigts de s'écharper ? Pourquoi Rémi ne m'a pas repoussée, si vraiment il me déteste ? Une autre forme de torture ? Je n'y croirais pas, si la scène m'était régurgitée telle quelle dans une série. Pas un seul instant. Les ennemies to lovers, très peu pour moi.

Un fracas s'élève dans la salle. Au choc suivi d'un tintement cristallin, je dirais qu'il va falloir songer à racheter des tasses. J'achève de préparer mes chocolats chaud supplément cannelle. Rémi est invisible mais, aux frottements qui me parviennent de l'autre côté du comptoir, j'imagine qu'il doit être en train d'œuvrer avec pelle et balayette.

« Ça va ? demandé-je en essayant de ne pas les regarder, ni lui, ni les trois marcheurs qui n'ont pas cessé, eux, de nous épier.

— Super, je vais ouvrir une savonnerie ici, sous le zinc.

— Elle est revenue ? m'affolé-je en cherchant des yeux la spécialiste des produits de beauté bio et, à l'instar de son baume au plantain, particulièrement collante.

— Non, mais j'ai l'impression qu'on doit s'attendre à tout, aujourd'hui. Et je me suis coupé. »

Il réapparaît, débris de porcelaine et index sanguinolent en sus. Je vais finir par croire au sketch. Mais lui non plus ne semble pas extrêmement à l'aise dans le rôle qui nous a été refilé par l'imprésario. Fouillant dans un tiroir côté back-office, j'attrape une boîte de sparadraps.

« Y'a les Avengers dessus, noté-je. Tu préfères Thor ou Captain America ?

— Y'a pas Tony Stark ?

— Non, mais y'a Hulk.

— Va pour Thor, alors.

— Fais gaffe, parce que le Thor tue. »

Il hausse un sourcil, esquisse une sorte de sourire. Je me demande si le câble de mon terminal serait suffisamment solide pour confectionner un nœud coulant. Je pars servir les chocolats et reviens sur la vision de Rémi, un doigt sous l'eau.

« Désolée, lâché-je machinalement.

— Pourquoi ? »

C'est vrai, ça, pourquoi ? Pour t'avoir collé ma bouche contre la tienne, peut-être ?

« Est-ce que... oh, et puis merde. On fait quoi, Rémi, maintenant ? »

Il coupe le robinet, s'essuie contre son jeans avant d'entourer sa phalange d'un minuscule Thor mal imprimé.

« À moins de tomber sur une DeLorean, on est coincés dans cet embranchement temporel. C'était... de ton côté, c'était quoi, exactement ? finit-il par demander.

— Je sais pas, capitulé-je. J'ai... paniqué ?

— De la panique, déclare-t-il comme face à un diagnostic préoccupant. Ben, j'ai paniqué aussi, alors. »

Vous paniquiez vachement bien, n'empêche, ricane la traîtresse qui vit rent-free dans ma boîte crânienne. Comme si vous aviez répété, dis donc. C'était...

« ... de la panique, répété-je en tâchant de m'en persuader. Rien de plus ?

— Je crois pas, non. Ça serait ridicule.

— Ridicule, voilà. C'est le mot que je cherchais. »

Nan, le mot que tu cherchais, c'est mythomane. Avoue, t'aimerais recommencer. Je te connais comme si j'étais toi.

« Si tout est clair, appuyé-je pour faire taire cette connasse qui me sert de conscience, on n'a qu'à... faire comme si... de rien n'était ?

— On n'a qu'à faire ça, oui, approuve-t-il après un silence. Comme c'était avant. C'est... ça vaut mieux.

— Moins les crasses. Enfin, pas... autant ?

— Ça... oui, ça doit pouvoir se faire.

— Super. On fait comme ça.

— Oui. Nickel.

— Top.

— Merci.

— Non, c'est toi. Je... ok, stop. »

Quelques-unes des pires minutes de mon existence semblent enfin derrière moi ; exit les fois où j'ai appelé la maîtresse maman, celle où le prof de techno m'a traitée devant toute la classe de Reine des Nounouilles, ce jour où j'ai passé une journée à la fac avec un seul talon, l'autre s'étant fracassé au sortir du bus. Même la fois où Papy Jules m'a trouvée plongée dans l'intégrale du Déclic n'avait rien d'aussi gênant. Et frustrant. Parce que le chewing-gum rose à lunettes qui matérialise ma cervelle continue à croire que ça n'était pas la meilleure solution.

Genre il en existe une autre, Judas.

☕️

Le samedi s'achève donc comme si de rien n'était. Je retourne l'écriteau sur la porte du CaFée à 18h. Rémi balaye pendant que je lance un dernier tour de lave-vaisselle. Je rapatrie les pâtisseries restantes dans l'armoire réfrigérée. Il redistribue les menus sur les tables, range les bouquins qui ont quitté leur logement pour se faire feuilleter.

Comme si de rien n'était, je lui signifie qu'il peut disposer et m'affaisse contre le comptoir dès qu'il disparaît au-dehors. Une pétarade caractéristique accompagne son départ ; mon front heurte le bois avec un poc.

Tout compte fait, soliloque mon moi stupide, je sais pas si je préférais pas quand on se balançait des crasses toutes les deux secondes.

« Fallait y penser avant de le galocher » grincé-je.

Ouais. Ouais, c'est vrai. Mais c'était cool comme jaja, quand même.

Je me demande, parfois, s'il ne faudrait pas m'exorciser.

Il est près de 20h lorsque, après avoir récupéré les bourdes sur ma caisse, je me fais surprendre par la vive lueur de phares se parquant devant le Mazot. Ceux de la 2CV sont jaune citron ; ceux-là blancs, résolument modernes. On frappe. Traînant la patte, je découvre dans l'encadrement de la porte un trentenaire à casquette qui me tend un sac plastique garni de trucs lourds, et manifestement chauds.

« Qu'est-ce que... ?

— C'est vous, Abby ? Je m'appelle Ryan, j'suis le chef du... du Pamukkale, vous savez, le kébab ?

— Ah. Oui, je vois très bien, approuvé-je avec un sourire que j'espère pas trop acerbe.

— Désolé, c'était pour, en fait, comme a dit Cra... Rémi, pour la blague, quoi. Comme je ferme bientôt, c'était... juste, voilà. Hem. Je vous ai mis deux sandwichs. Des frites et deux cocas, aussi. Je savais pas trop, alors j'ai... mis ce qu'il prend d'habitude. C'est pour la maison, si, cadeau. Pour le dérangement. Et... ben, bon courage pour votre café, là. Merci et, hem, au revoir. Bonne soirée. »

J'ai à peine le temps de lui rendre la pareille que je me retrouve sous la flotte et dans le noir, avec une paire de menus kébab ainsi qu'une furieuse envie de me taper, non pas le repas, ni mon employé, mais mon meilleur fou rire.

Rassemblant ce qu'il me reste de jugeotte, je rentre, verrouille et contemple la pitance emballée dans de l'alu. Rémi n'est pas rentré – à dessein, peut-être. Jugeant le pour supérieur au contre, je grimpe jusqu'au Mont-Charvin. Oliver ouvre après un léger tambourinement ; son sourire m'accueille en même temps qu'une expression interrogatrice. Je lui agite le sachet plastique sous le nez.

« Auriez-vous un moment, M. Jussey, pour parler de notre Seigneur à tous, le Saint Kebab ? »


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now