La gentillesse incarnée

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      « J'ouvre mon café dans un mois.

— Figurez-vous que j'ai tout juste une semaine pour déménager un appartement et un studio vidéo, tout ça parce que mon précédent loueur m'exproprie manu militari au profit d'un certain CaFée. Chacun sa croix, Mlle Sauldubois.

— Ah, ponctue-t-elle simplement, en croisant les bras. Donc c'est à vous, ce bazar. »

Ce bazar. Un an de ma vie, des milliers d'euros investis, près de 100 vidéos sur YouTube et des nuits entières de stream. Ce bazar, condamné à être démantelé et stocké tant bien que mal dans un cagibi, entre une armoire à skis et un banc de muscu.

La parigote me scrute, un sourcil froncé, l'autre haussé. Je pensais que ce dernier était rasé sur un bout, pour se donner un style, mais non. Il est juste dépigmenté. Comme la mèche dans ses cheveux. On dirait un genre de demi-Malicia, des X-men.

« Vous vivez ici, j'imagine ? ajoute la fausse mutante sans paraître s'intéresser le moins du monde à la réponse.

— Viviez. Notez l'utilisation de l'imparfait.

— Je note, je note. Et vous travaillez dans l'audiovisuel ?

— On va dire ça, oui. Bon, n'allez surtout pas imaginer que votre présence m'est ennuyante, Mlle Sauldubois, mais j'ai un peu de pain sur la planche. Il vous refaut une visite du bouiboui ou je peux disposer ?

— C'est que j'avais initialement rendez-vous avec M. Creusot pour les clés. J'aimerais bien y toucher deux mots, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

Vas-y donc, si ça ne tenait qu'à moi, il aurait déjà pris une volée de grenaille dans le derche, l'ancêtre. Mais j'ai entendu dire qu'il faut être gentil avec les vieux. Et avec les Meldoises, aussi. 

« Il n'est pas là ? insiste l'intruse.

— Il ne devrait pas tarder, le temps de se souvenir du chemin jusqu'au chalet. Vous savez comme ça patine parfois, les vieux. Le trousseau est au crochet là-bas. La grosse clé, c'est pour la porte principale, la tordue pour celle des escaliers et la petite pour la remise. Je vais tout déplacer là-bas dedans d'ici vendredi, finis-je par lâcher, aussi aigre que la bile qui fait de la varappe dans mon œsophage.

— Dans la remise ? On parle bien de la pièce à côté des cuisines ?

— Aux dernières info, oui, approuvé-je sans plus la regarder. C'est juste l'affaire de quelques semaines, le temps que je trouve un autre lieu de stockage. Je vous rendrai le double de la clé à ce moment-là. »

J'allais scotcher un carton lorsqu'un index un peu appuyé me tapote l'épaule. Je force ma nuque à effectuer un pivot, mes yeux à se poser sur l'importune.

« Oui, Mlle Sauldubois ?

— J'ai signé un bail pour tout le rez-de-chaussée, M. Maimboeuf. Ce qui inclue, sauf erreur de ma part, la salle, les cuisines et la remise susmentionnée. Je compte y installer mon bureau et stocker mes livres.

— Mon grand-père est un homme plein de surprises. Un sens de l'humour incroyable – dont j'ai hérité, soit dit en passant.

— Ça s'entend. Je crois comprendre que vous aviez jusque-là la jouissance des lieux ?

— Vous croyez bien, Mlle Sauldubois.

— D'accord. Vous me voyez navrée de vous expatrier, vous et vos bidules. Ça ne sera pas l'affaire de juste quelques semaines. J'ouvre un café, pas un dépôt-vente de matériel électronique, et je loue les murs, pas ce qui traîne entre, M. Maimboeuf. »

Ah, la crevure. C'est officiel, je la déteste. Mon nom ressemble encore plus à une insulte, entre ses lèvres. Je vais pour répliquer lorsqu'elle me coupe l'herbe sous le pied :

« En attendant le retour de votre grand-père, est-ce que je peux voir mon appartement ? M. Maimboeuf ?

— Celui que j'occupe encore, vous voulez dire ? Mais bien sûr, Mlle Sauldubois. Si vous n'avez rien contre un ou deux caleçons qui traînent au fond du lit. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant