Joyeux festin

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🧁 ABBY 🧁

Le côté de mon crâne tressaute contre le montant de l'Espace. Installée à l'arrière, je me laisse bercer par les voix des deux mecs à l'avant, les spots lumineux qui jalonnent la route, le chauffage qui ronronne et disperse une senteur pin nordique.

Le train vient d'emporter Maman Creusot et son familier. Nous ne sommes plus que trois à bord du vaisseau. Je ne dirais pas que cette semaine a été longue et compliquée, mais elle a été peu courte et très peu simple. J'ai la curieuse sensation de ne pas avoir expiré depuis cinq jours.

Lundi matin, Rémi et moi nous réveillons ensemble. Lundi après-midi, Étienne joue les yamakasi. Mardi, le festival de l'inattendu : entre le fait de me réveiller à nouveau avec M. Maimboeuf, dans un tea-room cette fois, rencontrer sa mère, subir un aller-retour Notre-Dame - Chamonix en compagnie de Josette, voir le Papy Creusot dans les vapes et culpabiliser, encore et toujours. Mercredi, retour d'Oliver et réouverture du CaFée, séance d'explication avec tous les curieux du village. Jeudi, dîner avec Agathe, qui tient énormément à en savoir davantage sur mon compte. Je pensais qu'avoir passé des heures au CaFée, à surveiller les moindres faits et gestes de son fils, l'aurait suffisamment renseignée.

Elle est gentille, en vrai. Peut-être un peu trop. Dans le genre maman-poule ultra speed, relax mais constamment à deux doigts de l'implosion. Pressée par son job d'enfer, d'après ce que j'ai compris. Tiraillée entre Rémi et Étienne qui lui mènent la vie dure.

Je l'ai écoutée épancher ses déboires, ai partagé quelques-uns des miens. Sans mentionner leur source principale, bien sûr. Mon cerveau tout mou n'arrivait pas à passer outre la certitude que je taillais le bout de gras avec ma belle-mère. Belle-mère dont je n'ai jamais vu ne serait-ce que l'ombre du martinet. Et encore faudrait-il qu'il existe quelque chose d'un minimum officiel, entre Rémi et moi.

À date, à part quelques patins enflammés et un cododo et demi, rien. Peut-être que ça tenait davantage du fantasme que de la réalité, tout ça. Peut-être que la matrix m'a bien eue.

« On mange un morceau avant de remonter ? propose  Oliver, zieutant dans le rétro central. J'vous invite.

— Pourquoi ça ? Tu nous promènes et en plus, tu nous nourris ?

— Parce que c'est mon anniversaire. »

Je me redresse, intriguée. Rémi scrute le pilote dans l'espoir de déceler une éventuelle duperie.

« Attends, déclare-t-il lentement. On est le 14.

— Non, le 15, rétorque aimablement le grand roux.

— Eh merde.

— Oh, t'en fais pas, je vais m'en remettre. À moi le club maudit des 33 ans.

— Bon anniv, alors, lui souhaité-je en parvenant à me jucher plus ou moins entre eux. Quel dommage que le Pamukkale ait fermé, on aurait pu lui demander une piñata.

— T'inquiète, j'ai un plan B. »

B comme McDo. Oliver nous laisse le soin de saisir notre commande sur l'une des bornes – l'inconscient disparaît aux toilettes.

« C'est con, si je m'en étais souvenu, je lui aurais réservé une fête ici. Avec plein de copains, un super gâteau et des ballons, lâche Rémi en tapotant l'écran aussi tactile que le capot de la 2CV.

— Attends, j'ai une idée. »

Je le dégage de ma trajectoire, reprends les rênes. Son rictus vaut pour approbation. Quelques nuggets viennent toutefois compléter la formule, histoire de ne pas crever la dalle après les effluves de cassoulet et un petit cupcake en milieu hospitalier. M. Maimboeuf et moi colonisons ensuite une table avec banquette, lui et moi côte à côte.

Je me souviens qu'il était assez peu confortable de m'être endormie sur lui, lors de cette nuit d'attente en gros pointillés. Mais de savoir ma cuisse contre la sienne, même à deux futes d'intervalle, ça... Peut-être que nous aurons un jour l'occasion d'étrenner cette boîte qui attend dans ma table de chevet. Idéalement avant qu'elle ne périme.  

C'est Oliver qui se dévoue pour aller récupérer la commande au comptoir. Et revient, l'air aigre-doux, avec 3 Happy Meal sur un plateau.

« Vous êtes vraiment des nazes, ponctue-t-il en se laissant tomber sur une chaise face à nous. Bah, j'en étais presque sûr, de toute manière, ajoute-t-il avec un sourire lointain.

— Sûr de quoi ? demande Rémi en s'octroyant l'une des trois boîtes.

— Qu'à deux plutôt que l'un contre l'autre, vous alliez être doublement chiants. »

Heureusement que mes cheveux sont lâchés, masquant des oreilles cuisantes qui fument légèrement. Rémi, à ma gauche, s'est immobilisé en plein gobage de mini-hamburger.

« C'est-à-dire ? questionné-je Oliver avec la prudence d'un avocat qui se sait moisi face au juge.

— C'est-à-dire que ça fait un moment qu'il n'y a pas eu d'esclandre au CaFée.

— Et le vieux qui fait du saut à ski dans les escaliers, ça compte pas ? renchérit Rémi après avoir dégluti.

— Non, ça compte pas, parce que c'est pas le propos. Y'a que vous deux que vous imaginez mener en bateau, vous savez.

— J'ai le mal de mer alors, le bateau, très peu pour moi, me rengorgé-je. Elles sont bonnes, ces frites, non ?

— Très, approuve Rémi. Enfin, non, je veux dire, holala, qu'elle est bête, elles sont dégueu, mon dieu, où avais-je la tête.

— Vous me fatiguez, soupire Oliver, sans toutefois se départir d'un sourire de bon aloi.

— Et c'est quoi, ces jouets nuls ? embraye Rémi en extirpant de sa boîte une peluche anti-stress, une sorte de renard rose, rond, avec des notes de musique imprimées sur le ventre. On avait des Spirou et Fantasio articulés, à l'époque. Quelle merde.

— Ah, moi j'ai une grenouille avec une boule disco, observé-je en observant ma propre peluche squish squish.

— Une grenouille ? Tu veux pas le renard moche, en échange ?

— Non, je veux pas de ton renard moche.

— Je rajoute deux frites. »

Frites dont je m'empare de toute manière, sur une expression excessivement outrée de Rémi. Je glousse, me débats et lui fourre un nugget dans le bec lorsqu'il essaye de me barboter ma grenouille. Et Oliver, en face, d'adresser un clin d'œil entendu à son abeille duveteuse.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now