Ramassage scolaire

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👾 RÉMI 👾

« Vous reprendrez quelque chose, messieu... oh, pardon, je n'avais pas vu qu'elle dormait. »

La serveuse désigne inutilement Abby, assoupie contre moi. J'imagine que le Carnaval de Rio pourrait s'inviter dans le troquet, Mlle Sauldubois moufterait à peine. Je l'envie, en plus de la trouver adorable ; des moutchipoutchi mentaux qui ne me laissent pas un instant de répit.

« Un express, s'il vous plaît, demandé-je à voix basse.

— Je vous amène ça tout de suite » répond la nana, un index sur les lèvres.

Il faut dire qu'on a fait l'ouverture du salon de thé. Le seul établissement à proximité des Hôpitaux du Mont-Blanc qui ouvre tôt et propose des banquettes plus confortables que les tape-culs de l'hosto. Je bascule la tête en arrière, essaye de retrouver une position confortable sans faire s'effondrer la belette qui me roupille dessus. C'est un monde, quand même, d'avoir dormi deux nuits consécutives avec elle – la première, beurré et malade, la seconde, face au rideau de fer du coin Pause Repas d'un centre hospitalier. Sans le moindre espoir de coït furtif, merde.

Mon café arrive en même temps qu'un message de Touist.

Touist :
Aloha, Crashounet bébou. T'as vu le dernier live de Laink et Terra ?

Vous :
Négatif, j'ai passé une nuit torride avec une infirmière.  

Touist :
Celle qui t'as soigné ton petit nez tout sanguinolent et que je devais séduire à tout prix ? Cette infirmière-là ? 😏

Vous :
Non, celle qui essayait de réparer le vieux.

Touist :
Hein ?

Vous :
Pépé s'est cassé la gueule dans les escaliers hier aprèm. Ils sont en train de le rafistoler. J'ai pas fermé l'œil de la nuit, ma mère débarque à 11h et Abby tape une sieste contre moi dans un tea-room.
Sinon ça va.      

S'en suit un long échange à base de messages paniqués, qui s'achève par sa proposition de rentrer manu militari. Ce qui est somme toute louable, mais j'ai le sentiment que gérer l'ancêtre au réveil, Maman remontée comme une bigote aux portes d'un concert de Ghost et Mlle Sauldubois par là au-milieu, ça sera bien assez.

Un appel entrant interrompt le canal Crashtwist ; je m'éclaircis discrètement la voix, vérifiant que la petite aux bois dormants ronpiche toujours. Une secrétaire m'annonce que M. Creusot, mon grand-père, est sorti du bloc opératoire, que tout s'est bien déroulé et que nous pourrons lui rendre visite à partir de 16h. Je raccroche alors que retentit la clochette de l'entrée, accompagnant la curieuse apparition de Josette.

« Tiens, vous êtes là, caquète-t-elle en clopinant dans notre direction. Je pensais venir chercher les croissants, pis voir si vous étiez toujours à sécher aux urgences. Bibi ? » ajoute-t-elle doucement. 

Abby remue, se redresse sur un grognement, l'écharpe de guingois.

« Josette ? Wah, j'ai dormi combien de temps ? demande-t-elle à mon attention.

— Assez longtemps pour que je perde l'usage de mon bras, l'informé-je en pliant les doigts, ceux qui n'ont pas vu passer de sang depuis une bonne heure.

— Vous avez une sacrée bobine, les jeunes. Et alors, ça dit quoi, l'affaire Étienne ? » reprend l'aïeule.

Je réitère le discours de la secrétaire ; Abby pousse un soupir de soulagement, Josette se frappe dans les mains.

« J'suis parquée tout près d'ici. On va remonter à Notre-Dame, histoire que vous repreniez des couleurs, vous deux. Pis j'vous redescendrai tantôt pour aller faire coucou à ce vieux brigand. »

Ça sonne davantage comme une menace que comme une proposition. Je sens Abby se crisper ; sans doute des souvenirs traumatiques liés à une certaine descente, de nuit et sous la neige, avec sa grande-cousine myope mais décidée à voir la route telle qu'elle se l'imagine.

« Ma mère arrive en gare dans une demi-heure, déclaré-je sans plus réfléchir.

— Eh ben quoi, on va pas la laisser sur le quai, mon gars. Bien sûr, qu'on va la prendre avec nous. »

J'observe la foule de péquenauds qui se bousculent hors du TER. Josette a insisté pour que nous épargnons à ma môman le trajet en bus jusqu'à Chamonix. Résultat, un grand blond me marche sur le pied, une nana me colle sa valise dans la hanche et je me fais entraîner par toute une colonie avant de voir, enfin, la mère émerger des flots.    

« Mimi ! lâche-t-elle en me réservant l'étreinte d'un boa constrictor en doudoune. Ça va, mon chéri ? Mon dieu, ta tête, est-ce que...

— Essaye de dormir dans une salle d'attente, t'auras à peu près la même, rétorqué-je en lui bécotant toutefois la joue. Donne ton sac. Il est où, l'affreux ?

— Mogwai ? Dans le sac. »

Je fais pivoter le machin, découvre non pas un sac classique à priori rempli d'affaires, mais une sorte de hublot qui laisse entrevoir le monstre blanc et brun, toute langue dehors.  

« Mais du coup, j'ai pas bien compris cette histoire de correspondance. Papa est bien à l'hôpital de Chamonix, non ? poursuit Maman après avoir adressé une risette à son deuxième fils.

— Oui, mais on ne peut pas aller le voir avant fin d'aprèm. Donc, en attendant, on rentre à Notre-Dame. Manger. Prendre une douche.

— Vous avez fait mettre des pneus neige sur la 2CV ? s'étonne-t-elle alors que nous prenons le chemin de la sortie.

— Pas vraiment, non. C'est une... amie qui nous a amenés ici.

— Nous ? Qui ça, nous ? »

Je fais mine de ne pas l'avoir entendue. La réponse arrivera bien assez tôt. L'un des problèmes étant, entre autres, qu'Agathe Creusot est effectivement du genre tenace.

« Oliver est avec toi ?

— Il est chez son père.

— Qui, alors ?

— Gilbert Montagné.

— Ah, tu vas pas commencer, Mimi.

— Rémi. Je commence rien, c'est toi qui saoules au bout de deux minutes. Tiens, voilà. »

Je lui désigne la 206, de laquelle s'extirpe l'octogénaire côté conducteur, Abby côté passager. La petite vieille attrape aussitôt ma mère à pleines mains, se hissant sur ses bottes à crampons pour la biser.

« Enchantée de faire votre connaissance, Agathe. Je suis une grande amie à votre papa, on joue ensemble au majong. Josette Vuillerens. Et là, c'est ma petite cousine, Abigaël. Elle loge chez Étienne, c'est elle qui tient le CaFée. Il a bien dû vous en parler. Ou votre fils ? ajoute-t-elle pour moi, emprunté comme un pingouin en plein Sahara.

— Ah, heu, oui, non, bredouille Maman dont les yeux vont et viennent entre nous.

— Bonjour, Mme Creusot, la salue Abby en lui tendant la main. Josette et moi étions présentes quand Étienne est... enfin, quand c'est arrivé. On a préféré accompagner Rémi.  

— Eh bien c'est... c'est gentil, oui. Enchantée, de même. Et donc, vous...

— Oui, oui, vous en faites pas, je vous ramène à Notre-Dame et on redescendra voir votre papa tout à l'heure. Grimpez à l'arrière, faut juste écarter le parapluie pis les sacs de courses. Oh, c'est un p'tit chien, que vous avez là-dedans ? »

Je me retrouve sur la banquette arrière avec la mère, le Mogwai en boîte entre nous. Au regard qu'elle m'adresse, je sens qu'il va y avoir explications. Si toutefois on survit à la remontée.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now