Serviable

61 16 21
                                    

      La responsable de tout ce foutoir. S'il n'y avait pas eu de Josette, il n'y aurait pas eu d'Abigaël.

« Vous m'avez appelé ? demandé-je en approchant à rebrousse-poil – je ne crois pas qu'elle m'ait adressé la parole une fois, sauf pour me hurler de ne pas venir faire du BMX dans sa cour, à l'époque.

— Viens voir par ici, mon gars. Rémi. Tu cours où, comme ça ?

— Nulle part, je fais juste un peu de sport.

— Un verre de citronnade, peut-être ? J'viens de la préparer. »

On m'a toujours dit de ne pas accepter de bonbons de mecs louches à la sortie de l'école. Des petites vieilles qui vous alpaguent dans la rue alors que vous ourdissez mentalement une vengeance tonitruante, ça doit être du même acabit.

« Je veux pas vous déranger, rétorqué-je donc.

— Tu me déranges pas, va. J'ai un p'tit service à te demander. Deux. »

J'essuie mon front ruisselant du bout de la manche, entre à sa suite dans son garage. C'est typique des ancêtres, ça. Avoir une belle cuisine à l'étage – enfin, je suppose, dans le cas présent – et une autre cuisine, celle de tous les jours, au sous-sol. Pour ne pas salir la cuisine officielle.

Elle me sert un godet d'un pichet posé sur la table en formica, élève le sien pour trinquer. Attendez que Pépé apprenne ça, lui qui évite volontairement ce coin de Notre-Dame depuis près de dix ans.

Sans savoir à quelle mode je vais être dégusté, je laisse mes yeux traîner sur le décor. Vieillot, qui sent raisonnablement le parfum de mamie et un soupçon d'échalotes. Josette siffle son verre d'une traite, le repose dans un claquement comme s'il s'agissait d'un Skye autour d'une partie de poker. Elle se détourne, chope un sac de courses au pied de l'escalier.

« Je sais pas si tu sais, mais Abigaël, ma petite cousine, elle a pas de quoi faire son linge chez vous. J'en ai causé à ton papy. T'y rappelleras, à l'occasion. En attendant, elle vient ici. Avec l'ouverture qui approche, elle a oublié de revenir chercher sa lessive. Tu veux bien y ramener ? Vu que tu passes par-là et que j'ai ouïe dire que tu vis encore chez le grand de l'Intersport. »

On n'a pas d'Uber, à Notre-Dame. On a en revanche des Rémi préposés à la livraison de chaussettes. Sans attendre mon approbation, la petite vieille me colle le sac rempli ras la gueule et encore humide dans les bras.
 
« Pis, l'autre service, que c'est le plus important soit dit en passant, c'est qu'il faut en prendre soin.

— Du linge ?

— Ah, t'es bien le petit-fils de l'Étienne, toi. Prendre soin des gens qu'on aime, d'accord ? »

Une sorte de borborygme confus m'échappe alors que je sens glisser mon improbable butin.

« Ton papy qu'est plus tout jeune, poursuit Josette. Oliver qui m'a l'air d'un bon gars, ma petite Abby qui fait tout pour vivre ses rêves. Ça fait une drôle d'équipe, avec toi au milieu, mais ça peut fonctionner. Faut y mettre du vôtre, tu vois. Du tien. C'est pas sa faute, à Abby, si Étienne t'a un peu bousculé. Doit bien y'avoir une raison pour ça, hm ? Je sais que t'as pas eu de papa, mais ça t'a pas empêché de devenir quelqu'un de bien, hein, Rémi ? Abby, elle, elle vient de perdre son Papy. Jules, il s'appelait. C'était que son grand-père mais comme ses parents s'occupent pas bien d'elle, il était plus que ça. Elle a plus grand-monde autour d'elle, à part tout ce que fédère son petit CaFée, là. Mais je sais que tu comprends ça. Tu dois bien en avoir aussi, des rêves ? »

J'acquiesce, sans dire mot. Le problème, c'est que ceux d'Abby ont empiété sur les miens.

« Bref, on cause, on cause, mais je veux pas que tu croies que je suis une de ces vieilles qui passent son temps à radoter. Ostie, c'est pas l'cas, mon Rémi. Allez, vas donc passer le bonjour à ton papy de ma part. Et attention sur la route. »

Josette me pousse dehors sans brusquerie mais avec supplément fermeté pour sa constitution de trombone pas déplié. La porte du garage claque dans mon dos et je me retrouve sous le soleil, les vêtements trempés d'Abigaël contre moi et pas franchement sûr de la marche à suivre.  

Y'a dû avoir une couille dans l'espace-temps, mais je sais pas où. 

La vision de l'arrière-train de ma 2CV colonisé par un caneton suffit toutefois à rallumer les flammes de l'industrie. Elle a ses rêves, j'ai les miens, mais un seul Mazot pour les réaliser. Hors de question de baisser les bras tant que je n'ai pas récupéré à minima 50% de la surface habitable et exploitable. Merde, à la fin.

« Tiens, t'es là, toi ? m'apostrophe Pépé alors que je passe devant son salon – la porte de l'appart n'était pas verrouillée.

— Ouais, j'ai des trucs à faire sécher. »

J'attrape le seau de pinces dans le placard de la cuisine, débarque sur le balcon avec une paire de ciseaux et une bobine de fil métallique récupérée en bas.

« T'sais qu'on a un sèche-linge ? remarque le vieux en observant mon manège, accoudé à la fenêtre.

— Mais ça serait dommage de gâcher de l'électricité alors qu'on a un si beau soleil. Au fait, Josette te passe le bonjour.

— Bon dieu. Où est-ce que t'es allé la trouver, cette couenne ?

— Devant chez elle. J'avais zappé la limite de sécurité. »

Je tire le câble d'un bout à l'autre, l'attache grossièrement aux équerres que Pépé utilise l'été pour ses balconnières. Ça va faire une jolie guirlande, bien visible depuis la rue.

« Qu'est-ce que c'est que ce coupe-crotte ? » s'étonne l'aïeul alors que j'extirpe du bout des doigts un premier article.

Un article de type sous-vêtements composé de moins de tissu que d'air, noir et dentelé. J'imaginais plutôt Miss Thatcher porter de bonnes vieilles culottes Petit Bateau. Elle avait abandonné sa salopette immonde et toute rapiécée pour aller à Annecy. Peut-être que c'est ce que cachait son slim, ce jour-là.

Diantre. Le coup de chaud. Repenser au caneton. Le putain de caneton. 

« C'est à Oliver, répliqué-je en pinçant le string sur le fil.

— Et ça aussi ? ajoute le vieux en désignant ce qui s'apparente de toute évidence à un soutien-gorge.

— Quoi, y'a pas de mal à étendre le linge de son employeuse, nan ? Fallait que je sois serviable avec elle, ben je le suis. »

Il s'apprête à répliquer quelque chose mais la vision d'un nouveau machin échancré, rose cette fois, avec une paire de cerises brodées sur le devant, le fait battre en retraite. C'est beau, pourtant. On dirait un arbre de mai, toutes ces couleurs sur le bois du Mazot.

Je poursuis ma tâche avec autant de détachement que possible, accueillant sur un rictus des chaussettes Bob l'Éponge et Patrick, histoire de contrebalancer le reste.

Elle va être ravie.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now