Le diesel

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👾 RÉMI 👾

« Mais vous savez, ils sont faits main, mes produits de beauté. Avec les meilleurs ingrédients. J'ai un labo dans mon sous-sol, aux normes et tout. J'ai un diplôme de naturopathe, aussi. »

J'essaye d'acquiescer poliment. Je sais qu'Abigaël m'a envoyé au front pour gérer l'empoisonneuse et ses cheveux couleur yucca – c'est la deuxième fois qu'elle vient rôder au CaFée. Pas seulement pour y prendre un thé au jasmin. Surtout pour essayer de nous mettre en dépôt-vente ses baumes au lait de hamster bio.

« Ça vous ferait un petit plus, vous savez, de mettre en avant l'artisanat local. Je vous ai amené des échantillons, si vous voulez essayer. Celui-ci, c'est spécialement formulé pour les fesses rouges du nourrisson. »

Super, je m'en badigeonnerai les escarres, à force de me taler le fion sur mon tabouret de stream. Elle me file une nouvelle carte de visite, directement dans la poche de mon tablier. Si au moins ç'avait été un billet de 500, j'aurais peut-être consenti à lui exhiber un nombril poilu. J'embarque le sac en lin biodégradé élevé en plein air après qu'elle ait décrit la composition de ses merdouilles à la virgule près, chope Abby derrière le comptoir.

« Tiens, de quoi assaisonner ton bain hebdomadaire.

— Tu peux les garder, j'en ai eu aussi. Considère ça comme un avantage en nature. Quoique, non, attends, elle m'a pas mis le tube de Labello au calendula, à moi. Et ça, c'est quoi ?

— Pour te lubrifier les hémorroïdes. Je peux avoir mes cafés, sinon ?

— Ça vient, Monsieur le Poète, tu te calmes. T'as qu'à remettre des cookies dans le bocal, en attendant. »

T'as qu'à, t'as qu'à, y faut, y faut.

Voilà à quoi se résument mes journées, désormais. On est deux à apprendre plus ou moins le métier sur le tas, mais inutile de préciser qui se situe au-dessus – du tas. Elle à la barre, moi aux rames. Et ça devient complexe de saborder sciemment l'affaire, étant donné qu'elle a accepté de me payer. Pas graillot, mais c'est toujours ça de pris.

Quatre jours d'ouverture, et le bouche-à-oreille de la population détentrice d'une carte vermeil a semble-t-il fait ses fruits : sans afficher complet, le CaFée ne désemplit pas vraiment. Les pâtisseries de la jeune Mercotte s'envolent comme des millionnaires aux Bahamas, certains clients sont déjà des abonnés réguliers et des gremlins viennent même bouquiner des BD à la sortie de l'école. Ça marche, étonnamment. Ce qui arrange mon portefeuille anémique, mais pas vraiment mes velléités de mec vexé jusqu'au trognon et exproprié. Enfin, on ne vend pas la peau des roupettes de l'ours avant de l'avoir flingué.

Je récupère les biscuits dans la cuisine, ponctionne ma part en loucedé, les renverse dans l'une de ces grosses jarres en verre. Une nana sort des toilettes en pouffant, retourne se poser face à sa pote. Elles ricanent sous cape. J'ai la vague impression que, hormis l'herboriste des temps modernes, la clientèle – surtout féminine – se paye ma tête, depuis ce matin. Un relent de paranoïa après un live sur Phasmophobia, peut-être.

« Tu t'es occupé de la 4 ? interroge la patronne en alignant des boissons sur mon plateau.

— Tu me prends pour un neuneu. Bien sûr que je me suis occupé de la 4, le bon est là.

— Et la 6 ? »

Je contemple la salle, dénombre sur des doigts imaginaires les différentes tables et leurs numéros. Et merde, la 6.

« Presque. Mais elle est dans l'angle, on la voit pas bien.

— Ben, achète-toi des jumelles. »

Elle me pousse de l'épaule, s'en va servir elle-même. Le partage des tâches est plutôt indistinct – disons que c'est à celui ou celle qui craque le premier et décide de s'éloigner le plus de l'autre. Ce qui arrive en général au bout d'une à deux minutes de contact.

Mlle Sauldubois trouve malgré tout le temps de m'indiquer la 6 avec un regard appuyé. Quelque chose comme tu vas les bouger, tes miches ? Alors qu'en vrai, pas d'urgence, l'une des trois filles vient seulement de revenir des chiottes. Elles y passent leur vie.

Et elle se marre aussi en sortant.


« Vous avez fait votre choix ? quémandé-je en arrivant à leur hauteur.

— Oui, oui, répond la nénette en entortillant une de ses mèches par-dessus la carte. Alors, on va prendre un Cappuccino Noisette, un Cappuccino classique mais avec lait végétal - vous avez quelles alternatives ? »

Du jus 100% pur vache. Je pourrais lever les yeux au ciel, si fort qu'ils se retourneraient dans leurs orbites et que l'intérieur de ma cervelle me ferait coucou. Mais il paraît que ça ne se fait pas. Et je ne suis pas sûr d'avoir envie de voir ce que dissimulent mes circonvolutions.

« Soja, amande, répond le Rémi magnanime.

— Amande, alors. Et un Latte Brownie. On peut remplacer la sauce chocolat par du caramel ? »

Et si ma tante en avait, on l'appellerait mon oncle. J'opine, obséquieux.

« Ah, et trois verres d'eau. Vous avez tout, c'est bon ? ajoute-t-elle avec un grand sourire.

— Ou-ui, appuyé-je en même temps qu'un point après caramel mes couilles sur mon calepin.

— Parce que je peux répéter, vous savez. Ça ne me dérange pas. »

Je l'observe avec l'intérêt d'une daurade morte. Elle me scrute en retour, le menton au creux de sa main. Ses copines émettent des bruits de pintade. Ça sent le pâté, tout ça.

Je repars en direction du comptoir ; mes yeux glissent sur la porte commodément intitulée commodités. Le nouveau bon piqué à côté de ses potes, je vérifie que la dragonne couve ses œufs à l'autre bout du CaFée et m'octroie une pause pisson.

Elle a suspendu une pampille en forme de poule sur la porte des dames, de coq sur celle des messieurs. Je voulais les intervertir, mais elles sont vissées. Note mentale : ne jamais aller poser une pèche sans tournevis.

J'avise la poule. Autant en avoir le cœur net – les toilettes sont vides. Je passe la tête dans la cabine, n'y trouve rien d'anormal. Des chiottes on ne peut plus quelconques. Espérant que personne n'ait la bonne idée de venir faire ses petites affaires dans l'instant, j'entre pour de bon et découvre, au dos de la porte, un cadre aussi rococo que doré. Avec écrit dedans, à l'encre fine, comme à la belle époque :

Soyez aimables avec le serveur. Il comprend vite, mais il faut lui expliquer longtemps.

Et elle ne l'a pas affiché chez les mecs, bien sûr. Entre demeurés, on risquerait de se comprendre.

Bien. Qu'elle s'imagine donc maligne, Mlle Sauldubois. Oliver et moi, on a de quoi la faire trébucher de son piédestal. Directement sur le torse musclé du grand roux - parce qu'il va bien finir par coopérer, ce têtard.

L'opération Coup de lèche dans le 74 est en marche, et rien ne peut plus l'arrêter.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now