Les célébrités

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« Oh, les belles boules ! »

Pépé m'attrape par le colback, me fait opérer un demi-tour pour suivre son index ratatiné. Des boules de Noël, quoi. En verre soufflé à la main par un asiatique surexploité nonobstant le magnifique panneau fait-main. Remarque, ils ne précisent pas par quelle main la boule a été fabriquée.

La nuit est tombée, toute scintillante de guirlandes et de paillettes de verglas. On traverse tantôt des vapeurs de churros à la cannelle, de hot dogs raclette, de savons – je vérifie vite fait qu'il ne s'agit pas de la fêlée du bocal qui vient nous refiler sa cam tous les deux jours. Pour que mon nez obstrué parvienne encore à distinguer tout ça, c'est dire que ça se complimente, ces notes olfactives. Y'a même un relent de fayots. Mais comme Pépé déambule devant, pas besoin d'un bâton de sourcier pour en remonter à l'origine.

Abby disparaît presque sous son anorak, un de ces machins d'influenceuse kaki à large capuche rembourrée de fausse fourrure en vrai acrylique. Elle a l'air d'un pygmée manchot à côté d'Oliver, en simple vareuse thermolactyl. Le tout, c'est de protéger les extrémités. J'ai beau avoir des gants et un bonnet vissé jusqu'au menton, ça meule quand même sa mère.

« Hé, regardez ! On peut choper des chapeaux marrants à la carabine. On essaye ? propose Touist, insupportable dans son rôle de rayon de soleil émerveillé par le moindre Malabar écrasé sous sa semelle.

— Un peu, mon neveu, embraye Pépé. C'est combien ? aboie-t-il en direction de la nana blasée, aussi rouge que le vin chaud qu'elle siffle, devant le stand.

— Cinq euros les trois tirs, et je garantis pas que les lots affichés sont toujours disponibles en stock.

— Çui avec les cornes, vous l'avez ?

— J'crois bien.

— On prend quatre ticket, alors. C'est moi qui paye, les jeunes. »

Ah mais, si j'avais su que c'était open-bar niveau finances, j'aurais déjà quémandé trois boules de Berlin et un verre de Gentiane.

J'empoigne une des carabines, observe le choix ridicule de couvre-chefs, du bonnet de père Noël clignotant à celui de farfadet bourré.

« Tu sais tirer, toi ? se renseigne la lilliputienne à mon côté.

— Je suis imbattable au lancer de poules dans Zelda.

— T'inquiète, Abby, il va te montrer, renchérit le grand saucisson.

— C'est l'meilleur tireur, mon champion » approuve l'ancêtre.

Je les fusille du regard, à défaut de pouvoir leur coller un coup de crosse dans l'aine. Mon élève attend toutefois l'aval du maître, campée devant moi.

« Bon, tu veux lequel ? soupiré-je.

— Celui avec les oreilles de Stitch.

— Mets-toi en joue, comme ça, lève le bras et recule ta main, là. Nan, pas tant. Plus haut. Ah, mais t'es dyslexique des mouvements, c'est pas possible. Moins haut.

— Ce qui est bien, c'est que tu fais toujours preuve de patience, de pédagogie.

— Oui, oui, allez, ferme l'œil droit et tire.

— Comment ça, le droit ? Je suis droitière.

— Ouais, mais ton œil directeur, c'est le gauche.

— Comment tu sais ça, toi ? »

Un éternuement fortuit la fait sursauter. Le premier tir s'en va ricocher sur le dessus de la cible, crève un ballon sur celle de Pépé.

« Oh, belle courbe, salue ce dernier. J'disais pas ça pour vous, madame, clame-t-il à l'attention de la foraine. C'est à cause de la balle d'la petite, voyez ?

— Je vois bien, oui » grimace l'autre.

Pépé obtient un ravissant chapeau bariolé à clochettes, Abby une casquette à hélice. Oliver essaye de choper le bonnet à oreilles de Stitch pour plaire à la damoiselle, cet espèce de vieux chevalier moisi, et n'obtient que le fameux casque à cornes viking. Parce que, c'est bien connu, les Vikings ont inventé le plastique. Ne reste plus que Crash et ses lointains souvenirs de Counter-Strike, qui se dit qu'un simple chapeau à pompon irait très bien. Mais Abby lorgne toujours sur le bonnet alien et ses grosses oreilles duveteuses.

C'est marrant, la fierté masculine, ça se cache parfois à des endroits inattendus. Je cale la carabine sur mon épaule, aligne trois tirs parfaits et lui file le prix, sans un mot. Je dirais bien que c'est parce que je ne veux pas m'abaisser à me justifier, mais c'est surtout que son petit rictus suffit. Et j'ai la sale impression que les deux glandus, le grand et le vieux, se foutent déjà copieusement de ma poire.

Serrés sous un barnum qui renifle un détonnant mocktail de mille fromages fondus, retrouvons nos aventuriers transis en train de trinquer au cidre chaud supplément calvados. Le camelot devait voir double par-delà les émanations de son chaudron ; Oliver s'est décidé pour un jus de pommes mais le reste des troupes a eu droit à une généreuse rasade de calva. Par généreuse, entendez que la dose surpasse celle de cidre dans le mélange.

« Je vais aller me chercher une crêpe au suk', lance le vieux en guignant sur un stand non loin. Vous voulez un truc à grailler ?

— Hé, mais c'est Twist ! »

Cette voix émane de la foule, que deux mecs dans la vingtaine fendent pour échouer face à notre tonneau.

« Et Crash ! ajoute le second en me découvrant, un étage plus bas. Oh, les gars, ça fait trop plaisir de vous croiser ici !

— On adore ce que vous faites ! »

Touist et moi nous concertons. Ça doit être quelque chose comme la troisième fois que des quidams nous reconnaissent en pleine rue. La stratégie, jusque-là, se bornait à l'étonnement et à quelques banalités échangées en mode omg sommes-nous donc célèbres à ce point ?

« Wah, mais vous habitez dans le coin, alors ? Ou vous êtes de passage ?

— De passage, mais on habite dans le coin, éludé-je. Vous avez l'œil, c'est rare qu'on nous spot.

— Ben, t'es vraiment grand, Twist, répond le premier. On te voit de loin.

— C'est pour ça que je l'ai choisi. Ça fait un bon panneau publicitaire.

— Vous remarquerez que Crash est aussi con dans la vraie vie, rétorque placidement Oliver. Mais ouais, c'est cool de rencontrer des followers.

— On peut prendre une photo avec vous ? »

Vache, avec ma tête de macchabée écarlate du pif comme un poivrot cirrhosé, ça va être beau. Abby se propose de prendre le cliché.

« Aheu, vous êtes avec eux ? hésite l'un d'eux.

— Je suis leur agente » répond-elle avec un sourire mercantile.

Photo prise et claques dans le dos échangées, la paire s'éloigne, satisfaite. Pépé, en retrait jusque-là, réapparaît comme un génie à clochettes, qui sent la pomme et a un peu trop forcé sur le tartan.

« C'était qui ? Des potes à vous ?

— Des fans à nous, corrige fièrement Oliver.

— Des jeunes qui regardent vos andouilleries télévisées ?

— Voilà, de la jeunesse décadente que les jeux vidéo rendent oisive et violente, approuvé-je. N'empêche qu'ils nous ont reconnus. Par contre, notre agente, ça va, les chevilles ?

— De quoi tu te plains ? Je vous ai rendus plus pros, réplique Abby. Et c'est vrai, je pourrais m'occuper, mettons, de votre compte Instagram. Votre dernier post date d'il y a deux semaines. C'est pas bon pour les algo, autant de délai. Bon, les vedettes, on continue ? »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now