Il tape, dis, ce Crémant

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« Bonsoir, lâché-je avant que mes parois nasales ne s'autocombustent. Je... désolée de vous déranger mais mes plaques n'ont pas l'air de fonctionner au Grenier, et comme Ré... M. Maimboeuf vivait là, je...

— Rémi ? appelle Oliver sans se retourner, l'air las.

— Peux pas venir, je me coupe les ongles de pied. »

J'aurais pu ne pas l'entendre mais j'ai, en plus d'un odorat correct mais présentement contrarié, l'ouïe fine. Oliver soupire.

« Je peux regarder, si vous voulez. Ça me fera prendre l'air, ajoute-t-il avec un mélange entre sourire et grimace.

— C'est pire là-haut, le préviens-je.

— Mais vous avez le droit d'aérer, vous. »

☕️

Il s'avère que M. Maimboeuf, malgré son caractère de, disons, merde, a fait preuve de zèle : il a malencontreusement débranché la gazinière en récurant le fond du placard où la prise est masquée. J'aurais pu y songer, avant de voir rouge. Ou vert. Un joli vert Brassicaceae.

Oliver est toujours aussi charmant, même s'il sent le chou. Je l'observe se tordre hors du placard, se redresser en tirant sur son t-shirt, lequel a dévoilé d'innocentes taches de rousseur au bas du dos.

« Je vous sers quelque chose ? proposé-je après l'avoir remercié. J'ai de l'eau du robinet, du Crémant. »

Il semble hésiter, juge peut-être l'atmosphère plus respirable ici qu'en bas. Je sors la bouteille du frigo, deux verres à moutarde – mes flûtes sont toujours en transit dans la diagonale du vide – et nous trinquons. Un peu maladroitement, je dois dire.

« Vous êtes bien installée, finit-il par ponctuer, jetant un œil sur le vide sidéral de cet appart.

— Il me manque encore quelques petites choses, par-ci, par-là, réponds-je avec une légèreté que je ne ressens pas, mais alors pas du tout. Vous hébergez M. Maimboeuf, si j'ai bien compris ?

— Temporairement, oui, répond-il avec l'air de qui se doute que le temporaire est parti pour durer longtemps. C'est lui qui a cuisiné, ce soir. »

Sans trop savoir pourquoi, je nourris l'intime conviction que ce n'était pas vraiment pour le plaisir des papilles de son coloc, mais pour rendre radioactif mes propres quartiers. Ceux qu'il a dû quitter par ma faute. Enfin, par celle de son grand-père, zut.

« Désolée de vous faire subir ça, ne puis-je m'empêcher d'ajouter avant de siffler mon verre.

— Rémi n'a pas que des mauvais côtés, lâche-t-il, mi-embêté, mi-souriant. Mais je sais qu'il peut se montrer assez... oui, assez peu avenant. Ne vous en faites pas, il va finir par se calmer.  »

Oliver est donc au courant. Il sait que son pote m'exècre. Pas mal, ça. Peut-être que je pourrais m'en faire un allié. Le retourner contre le petit pesteux. 

« C'est que la situation est un peu subite, pour nous aussi, poursuit mon invité en se grattant la tête. L'installation avance bien, au rez-de-chaussée ? » reprend-il après un silence que je n'ai pas osé combler.

J'hésite entre oui, très bien, et non, carrément pas, je sens que je vais crever de stress, qu'est-ce qui m'a pris de me croire capable d'un truc pareil, j'ai même pas été fichue de vérifier que la prise de la cuisinière était branchée avant de sortir les armes.

J'aimerais bien me confier à quelqu'un mais Josette n'a jamais eu connaissance du terme mal-être, étant donné qu'elle fait tourner la planète à la seule force de ses mules à fleurs. Mes proches, ou ce qui en tient lieu, ont tout fait pour me décourager de venir m'enterrer ici. Leur avouer ma faiblesse, c'est avouer qu'ils avaient raison.

Et ça, jamais.

Oliver m'a l'air d'être quelqu'un de bien, outre son charisme tout droit sorti d'un calendrier des Dieux du Stade version Irlande. Mais il fricote avec l'indésirable numéro 1.

« Ça se passe, finis-je par affirmer, songeant que mon verre doit avoir un trou. Les délais sont courts, mais je vais y arriver. Vous bossez à l'Intersport, c'est ça ? »

Et en tant que guide le weekend. Mais aussi mono de ski, et musher. Les chiens appartiennent à son oncle, deux-trois vallées plus loin. Une meute de huskies, Malamutes, Samoyèdes. J'ai grand peine à ne pas pousser des petits cris de dindon en voyant les photos qu'il me montre d'une portée.

Je lui évoque en retour mon passé décomposé en agence de communication, la raison de ces milliers de livres que je transbahute à grand-peine depuis des jours, ma passion dévorante pour les cupcakes. 

« On a un planning assez serré avec Rémi, entre le taf et... un planning serré, oui, se ravise Oliver en achevant à son tour son deuxième verre. Mais je pourrais vous filer un coup de main, un de ces soirs. Vous n'avez qu'à frapper, aussi fort que tout à l'heure, ajoute-t-il avec un sourire. Bon, je ne vous embête pas plus longtemps. Merci pour le verre, Abigaël.

— Abby. Et on peut se tutoyer.

— Ça me va. »

Je le raccompagne à la porte, flottant sur un matelas non pas à eau, mais à Crémant. Les relents de chou ont presque disparu. Oliver pivote vers moi avant de descendre la première marche. Ses yeux sont si bleus, même dans la pénombre – on dirait des phares au xénon.

« Tu pourrais demander de l'aide aux jeunes du coin, propose-t-il en s'appuyant contre la rambarde. Ils sont prêts à tout pour une pièce.

— Oui. Oui, c'est vrai, approuvé-je après un moment. Je vais y réfléchir. Merci pour la prise.

— De rien, c'était cool. À bientôt, Abby. »

Je mâchonne une réponse similaire, referme avant de m'adosser au panneau. Il tape, ce Crémant. Ou bien c'est la présence d'un homme des bois qui toise le mètre quatre-vingt-dix dans le périmètre, dur à dire.

En tout état de cause, je peux maintenant faire chauffer l'eau pour mes pâtes, histoire d'éponger les deux verres de mousseux.

Et m'apercevoir qu'en fait, je n'en ai pas. Des pâtes.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now