On dit pas « festif »

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Le CaFée est blindé. On y trouve celles et ceux en passe de devenir les habitués, des curieux ameutés par la municipalité et l'office de tourisme du Val d'Arly, les huit nouveaux arrivants de la commune, des parents et leur marmaille. Des vieux, quantités de vieux qui poussent des petits rooh extasiés ou des hein, quoi quand je leur présente les recettes imaginées par La Cyrille Lignac du Mazot.

J'officie tel le manchot empereur, un plateau sur le bras, à tester la souplesse de ma colonne vertébrale entre les hôtes. Mlle Sauldubois a mis la BO de Stranger Things en fond – les quelques bipèdes de moins de trente ans semblent apprécier la référence.

« Hep hep, garçon, j'en ai pas eu, moi. »

Je pivote, pas trop étonné de trouver mon interlocutrice une tête plus bas – j'avais reconnu le caquètement caractéristique de la Josettæ Vuillerensis. Elle s'enfile une mignardise avant même que je ne la lui tende.

« Ça se passe bien, claque-t-elle de la langue, sans l'ombre d'un point d'interrogation. Chouette ambiance. Y'a du monde. Vous vous en sortez comme des chefs. C'est du caramel, sur le d'ssus ?

— De la confiture de lait.

— Et t'as bien répété ton texte, dis. Bravo. »

Elle me congédie d'un geste, filant vers une nouvelle accointance pour y claquer une bise poudrée sur la joue. Presqu'heureux de m'en tirer à si bon compte, je regagne l'arrière du comptoir pour faire le plein et trouve Abby face à la caméra de son iPhone, dans la cuisine.

« Un peu tard, Mme Cakes, pour la mise en plis, remarqué-je en allant piocher dans l'armoire réfrigérée de nouvelles verrines.

— Je sais pas si je préférais pas patronne, finalement.

— T'as qu'à demander à tes followers de t'appeler comme ça.

— Oh, tu vas pas m'en fermenter un yaourt grec, si ? »

J'esquisse un rictus, pivote vers elle. Sa frange bizarre dessine une virgule sur son front – en dessous, son sourcil coupé s'est froncé. J'avais jamais trop fait gaffe jusque-là, mais elle s'est maquillée, comme un genre de Betty Boop. Une vieille chanson de Judas Priest vient fredonner son refrain dans ma playlist mentale.

Love is blind, and love deceives you. You came along and captured me, now I'm a prisoner of your eyes.

Mais l'amour n'est pas aveugle, ni moi prisonnier de ses yeux. Je suis seulement paumé comme dans un niveau de Metroid, parce que l'univers, cet enfoiré, m'envoie des signaux contradictoires. Et pour couronner le tout, j'ai de la confiture de lait maison, bio mais pas vegan qui me coule le long du bras.

« Tu m'as chié une pendule parce que j'ai rien dit à propos de Crashtwist, finis-je donc par lâcher, agacé. Mais t'as pas parlé non plus de ce petit compte à 22k, Mlle Sauldubois.

— T'es pas vraiment du genre à encourager la conversation et le partage, M. Maimboeuf.

— Tu peux partager le sopalin, en attendant ? Ça me rentre dans la manche, là. »

Elle marmonne quelque chose qui ressemble fort à un truc que ma mère pourrait dire, arrache quelques feuilles d'extra-absorbant et, plutôt que de me les donner, m'essuie l'avant-bras avec une délicatesse pas bien délicate.

« Tu voudras être sur la photo ? demande-t-elle enfin, comme si une telle question faisait partie de nos habituelles politesses, de même que ce rapprochement incongru.

— Tu veux que j'y sois ?

— Le chômage risque pas de t'emmerder, s'ils te reconnaissent ? »

Toujours répondre à une question par une autre ; elle a bien saisi le principe. Je lui renverrais bien la balle, mais quelqu'un la hèle dans la salle – au timbre, je dirais Josette. Abby va pour quitter la cuisine ; je lui emboîte le pas et glisse :

« Mon conseiller a inscrit service à la personne sur mon dossier quand je lui ai parlé de YouTube, donc... pas sûr qu'il ait les capacités cognitives pour faire le lien. »

L'ébauche d'un sourire me répond avant qu'elle ne se fasse happer par la foule. Je me retrouve tel l'iceberg, un peu bête, à dériver entre des bancs de harengs qui picorent mes réserves. Oliver et moi échangeons quelques mots ; Pépé et moi ; Josette et Pépé ; Oliver et Pépé. Moi et moi, qui observons de loin Abby se faire interviewer par un quinqua à lunettes.

Le bonhomme, qui halète aussi fort que ma PS4, endosse ensuite la casquette de photographe, trafique l'objectif de son bridge comme un lauréat du National Geographic. J'ai l'impression qu'elle me cherche vaguement du regard. Le flash perce l'ambiance bougies tremblotantes et lumières tamisées de la salle. Le reporter en aligne encore deux autres, sans doute guère plus professionnelles que la première, avant de fendre les rangs à contre-courant pour me boulotter la moitié de mes provisions.

Résolu à retourner à la source, je me fraye tel le saumon vaillant un chemin jusqu'à Pépé, échoué en marge du zinc. Je l'accoste plus ou moins en même temps que le Maire, extirpé d'on ne sait quel chapeau-claque.

« M. Creusot, quel plaisir de vous voir ici ! clame l'élu en secouant la pince du crabe réfractaire qui lui fait face.

— Bah, vous savez, j'habite en haut. Pis c'est encore un peu tôt pour aller mettre la viande au sac.

— Haha oui, haha c'est bien, très bien. Belle ambiance, hein ? C'est festif.

— On dit pas festif, rétorque placidement le vieux.

— Ah non ? »

Je me mords la joue. L'inconvénient, avec Pépé, c'est que son sens de l'humour, comme le polo rouge dans une lessive de blanc, à tendance à déteindre. L'avantage, c'est qu'on s'ennuie rarement.

« On dit pas festif, reprend-t-il après s'être assuré de la pleine attention du Maire. On dit poil au cul. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now