De plus en plus curieux

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      Nous pouvons en effet partir du postulat que le trajet jusqu'au chalet de M. Creusot est majoritairement en pente. Sauf un petit faux-plat qui me rappelle que mes mollets n'étaient pas forcément sollicités par mon dernier emploi.

Mon chignon abstrait s'est fait la malle et je sens un filet de sueur couler dans mon dos. Je vois l'Intersport apparaître devant ; ça sera la prochaine à droite. Un coup de pédale un peu plus vigous que les précédents se solde alors par un craquement, suivi d'une absence totale de résistance. Je perds de la vitesse, constate avec horreur que la chaîne pendouille tristement à deux doigts du bitume.

« Mais c'est pas vrai, merde ! »

Je m'arrête le long de l'enseigne sportive, entre un fagot de bâtons de marche et un présentoir garni de t-shirts qui respirent sans doute mieux que moi. Un coup d'œil sur le téléphone. 10h03. J'aime bien avoir 5 à 10 minutes d'avance, mais on va supposer que 5 à 10 minutes de retard, ça reste acceptable.

Retroussant mes manches, je m'agenouille auprès du pédalier et attrape à pleines mains la chaîne enduite de cambouis poussiéreux. Quelques essais infructueux ponctués de jurons qui ne me soulagent pas vraiment, des mèches éparses qui me retombent devant les yeux et ce putain de plateau qui ne veut rien entendre.

« Je peux peut-être vous aider ? »

Je manque me taper la selle en relevant brusquement la tête.

Oh. Un grand roux aux cheveux aussi longs que les miens, aux yeux polaires – la couleur, pas la Quechua – et sponsorisé par tout un tas de marques de vêtements de rando. Il me sourit, aussi. Un sourire qui me rappelle que oui, tiens, c'est vrai que les hommes existent.

« Je veux bien, merci » articulé-je en relâchant la maudite crémaillère.

L'étrange mannequin des bois m'ôte le vélo des pattes, le retourne comme s'il s'agissait d'une crêpe. Je vais pour réengager la conversation lorsque ma poche arrière se met à vibrer. J'imagine qu'il s'agit de M. Creusot, mais le numéro n'est pas enregistré. J'adresse un petit signe au mécanicien impromptu, lequel s'apprêtait manifestement à dire quelque chose, lui aussi. Il pose l'index sur ses lèvres et s'en retourne à sa besogne. Je décroche.

« Oui, bonjour ?

— Mademoiselle Sauldubois ? »

Une voix masculine. Jeune – enfin, pas celle d'un sénior.

« C'est moi, approuvé-je en songeant illico à une facture que j'aurais peut-être oublié de régler.
 
— M. Maimboeuf. Je suis le petit-fils de M. Creusot.

— Je... votre grand-père a un empêchement, peut-être ? tenté-je après avoir marqué un temps d'arrêt.

— On peut dire ça comme ça. Sinon, vous comptez arriver encore aujourd'hui ou je tente une invocation pour la prochaine pleine lune ? »

J'ouvre la bouche sur une réponse qui ne vient pas. Il a parlé si calmement que je peine à déterminer s'il s'agit d'une boutade ou d'une véritable question. Préférant opter pour la réponse A, je lâche un rire de circonstance.

« Désolée, un contretemps à base de vélo déraillé. Je suis en chemin.

— Génial. Parce qu'il y en a qui doivent travailler, voyez. »

Ah. Donc ça n'était pas une blague.

« Je suis arrivée hier soir à Notre-Dame, j'ai couru partout depuis et je...

— Vous avez couru en vélo ? Marrant, ça. Faut pas vous étonner que la chaîne sautille.  

— Écoutez, M. Maimboeuf, je fais au plus vite, d'ici quelques... »

Mon sauveur roux se raidit alors sous mes yeux, pivote vers moi avec une drôle d'expression. Je lui hausse un sourcil interrogateur, interrompue toutefois par la répartie de l'énergumène à l'autre bout du fil. 

« C'est vrai que les journées ne commencent pas avant 11h, à Paris, poursuit ce dernier avec autant de condescendance qu'il y a de lettres dans le mot.

— Que... quoi ? Attendez, j'ai à peine dix minutes de retard, je vous dis que...

— Oui, oui. N'accélérez surtout pas la cadence, j'ai tout mon temps. »
     
Mais quel connard. Le grand mécano s'est relevé, a remis le vélo dans le bon sens pour me le tendre. La chaîne est en place et c'est à peine s'il s'est sali les mains. Pourquoi alors cette mine d'enterrement ? Je cale mon téléphone entre l'épaule et mon oreille, empoigne le guidon et enjambe le cadre.

« J'arrive, ok ? répliqué-je à Môssieur le petit-fils de M. Creusot. Vous pouvez toujours me faire couler un café, pour patienter. »

Je raccroche sans attendre de réponse. C'est rare que je démarre au quart de tour, un peu comme les 206, mais certaines personnes ont le chic pour faire déborder la marmite. Il fallait que ça tombe le premier jour, ce jour béni qui devait marquer un nouveau départ. La concrétisation d'un business plan en béton armé, d'un énième prêt à la banque, de tant de larmes et d'espoirs... tout ça déjà considérablement teinté par une Peugeot en rade, une chaîne sauteuse et M. Maimboeuf. C'est ridicule, en plus, comme nom. Maimboeuf.

« Merci beaucoup, lâché-je à l'attention du roux curieusement catastrophé face à moi. Désolée, je dois filer, je suis déjà en retard à un rendez-vous, je...

— J'ai cru comprendre, répond-il avec un sourire désolé. Bonne chance, alors, Abigaël. »

J'ai déjà effectué quelques tours de pédale vindicatifs, aveuglée par l'abus frappant dont je suis victime – la lumière se fait, mais bien plus tard.

Attends. Comment il sait mon prénom ?

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now