Épilogue - Clap de fin

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Le chien fou jappe à mon passage ; je le détache, l'emmène voir sa Déesse suprême, sa meilleure pote, sa cheffe de meute. Il me hale cani-rando style jusqu'aux cuisines, s'immobilise toutefois sur le seuil – s'il a bien appris une chose, c'est de ne jamais y entrer. Ça, et dans notre chambre. Parce que je l'ai trouvé une fois dans les bras d'Abby, à ma place, et que ça m'a un tout petit peu vexé.

« Coucou c'est nous, annoncé-je parmi les couinements excités du monstre.

— Caca c'est mou, répond-elle selon la formule consacrée, du fond du frigo. Mais c'est mon petit bébé, ça.

— Moui.

— Je parlais du chien. »

J'ai malgré tout droit à un bisou sur la joue.

« Ah, tu renaudes. 

— Moi aussi, je t'aime. Tu peux venir cinq minutes ?

— Vous vous êtes enfin décidés à monter la serre pour les tomates ? réplique-t-elle sans interrompre sa besogne – à savoir verser des palets de chocolat à faire fondre au bain-marie.

— Non, mais ça reste dans le champ lexical de la paysannerie. Tu viens voir ?

— Oh, j'ai eu Masha au téléphone, tout à l'heure. La master-class à Lyon a été déplacée au 29, ça ira ?

— Mais oui, approuvé-je en réouvrant l'agenda pour un nouveau remaniement sauce changement de gouvernement. Tu viens ?

— Praliné-gianduja, pour le latte du mois de juin. Faudra changer sur les ardoises. Et j'ai vu avec le comptable, on est à jour sur tes cotisations, enfin. T'es officiellement employé, Miminou. »

C'est de pire en pire, niveau surnoms. Elle ne s'en suspend pas moins à mon cou, malgré mes effluences de Corona mal rincée.

« T'es content ? ronronne-t-elle tout près de mes lèvres.

— Assez, oui. Mais tu veux pas venir voir ce qu'on a fait dehors ?

— J'sais pas, on m'a dit de ne pas sortir de la cuisine.

— On te demande de venir, maintenant.

— Et c'est moi l'indécise, après. »

Stitch s'encouble dans le porte-parapluie, y emmêle sa laisse. Je finis par le porter, résolu à me faire décaper le conduit auditif par ses marques d'affection. C'est marrant parce que, plus je répète que je déteste ce clebs, moins on me croit. Je rattrape toutefois Abby par la manche avant d'atteindre l'arrière du Mazot, passant devant pour vérifier que mes complices ont bien œuvré. Pépé s'est extirpé de son transat, m'adresse deux pouces en l'air. Je relâche le husky qui file ventre à terre dans la mauvaise direction avant de corriger sa trajectoire, rappelé par Oliver.

« Ferme les yeux, intimé-je à ma petite moitié, déjà tout sourire.

— Tant de chichis pour une serre à tomates, franchement.

— Ferme les yeux, j'ai dit. »

Je la guide jusqu'à l'ouvrage, un assemblage un peu grotesque qui devrait toutefois remplir sa fonction première. Elle attend, paupières closes. Oliver se met à faire le décompte. Trois. J'en profite pour détailler furtivement le trait de liner de Mlle Sauldubois, celui qui lui donne l'air d'une pin-up. Deux. Son septum de travers, comme souvent. Un. Ses doigts qui cherchent les miens avant qu'elle n'ouvre les yeux.  

« Alors, ça, c'est pas une serre à tomates, déclare-t-elle après un court silence.

— Mais non, me récrié-je. C'est un... »

Pépé me coupe l'herbe sous le pied, extirpant d'un carton au pied de son fauteuil une poule rousse un peu interloquée. Abby pousse un cri qui enclenche le réflexe primal du husky, à savoir miauler comme une orgue de barbarie crevée.

« Une poulette ! piaille Mlle Sauldubois en attrapant prudemment la bestiole à plumes. Oh mon dieu, elle est si chou. Mais, alors, du coup, c'est un poulailler, ça ?

— Bravo, salué-je en constatant que mon sens de l'architecture agricole n'est peut-être pas si développé que ça.

— Et on lui a trouvé des colocs, ajoute Touist en ouvrant la trappe du bâtiment principal, dévoilant deux autres poupoules de la même couleur que ses cheveux. Celle-là, c'est Ostie, cadeau de Josette. L'autre, c'est Fayotte.

— Moi qu'ai eu l'idée, annonce fièrement Pépé.

— ... et celle que tu tiens, c'est Nuggets, achevé-je alors que la poulette pédale doucement dans le vide. Le vendeur nous a assuré qu'elles devraient faire des œufs d'ici quelques temps.

— Vaudrait mieux qu'elle fasse des œufs plutôt que du lait » ajoute le vieux.

Ça rigolait jusque-là, encore qu'Abby n'ait pas décroché un mot. Et, tout soudain, une larme dévale sa joue, une autre, d'autres encore, et elle se met à sangloter. Paniqué, Pépé récupère la gallinacée et moi ma gallinette cendrée, qui enfouit sa tête contre mon épaule.

« Ben, ça te plaît pas ? » murmuré-je, catastrophé.

Je lance un regard en coin à Oliver, aussi démuni que Pépé et moi. Mlle Sauldubois renifle, observe encore le poulailler bancal.

« Mais si, c'est... c'est parfait. Elles sont trop belles. C'est... c'est trop beau. Vous avez fait ça pour moi ?

— Pour faire chier les parigots qui ont acheté en face, tente Pépé en posant une paluche sur l'épaule encore toute frémissante d'Abby. Joyeux anniversaire, ma p'tiote.

— Joyeux anniversaire, Abbycakes, ajoute Touist en lui ébouriffant la mèche.

— Joyeux anniversaire, mon amour » achevé-je en bisouillant une pommette larmoyante.

Elle rit, pleure, nous étreint tour à tour pour finir par moi. Cacao-coco, encore et toujours. Je viens d'offrir des poules à ma chérie. Jamais un rêve ne m'avait paru si beau à réaliser – à nous d'en trouver d'autres. Ça tombe bien, parce que j'en ai plein, maintenant.   

Comme quoi, l'univers, pour autant qu'il soit sacrément barré, fait parfois bien les choses.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now