Rincée

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      🧁 ABBY 🧁

Rincée. Je suis rincée.

Josette m'a tenu la jambe, ainsi que celle du dépanneur venu constater l'état de mort cérébrale de la 206, pendant près de deux heures.

Deux heures à houspiller d'un côté le technicien, de l'autre à m'interroger en mode gestapo sur le moindre détail de la vie d'Étienne Creusot. C'est tout juste si elle n'a pas exécuté un saut carpé quand je lui ai appris qu'il m'a offert un croissant à tremper dans un café soluble. Un égard auquel elle n'a jamais eu droit, de toute évidence.

« Et c'est propre, chez lui ? me glisse-t-elle en attendant que le garagiste revienne de sa camionnette – davantage pour reprendre un peu d'oxygène que pour chercher une clé de douze.

— Comment ça, propre ?

— Ben, tu sais qu'il vit sans femme depuis quinze ans, ma Bibi. Il est veuf, l'Étienne. Pis sa fille unique vient pas le voir souvent, ça non.

— Et alors ? C'était son épouse et sa femme de ménage ?

— Mais ils sont trois hommes, là-dedans. »

Bah oui alors, Bibi, t'es concon ou quoi ? Une garçonnière dispatchée sur quatre étages, on devrait s'attendre à voir des massues alignées dans l'entrée, entre quelques peintures rupestres et une charogne ramenée de la chasse. Remarque, c'est vrai qu'une légère odeur de fauve agrémentée d'un fumet de chaussures de rando rancies flottait au rez-de-chaussée. 

« Tu ne m'avais pas dit que son petit-fils occupait un des appartements, remarqué-je finalement.

— Un sacré branleur, celui-là. »

Branleur. Oui, ça résume pas mal ce que je pense de M. Maimboeuf. L'avantage, c'est qu'une fois que Josette est lancée dans une direction, elle tient le cap, qu'importent les remous. Manifestement, elle ne le porte pas dans son cœur.

« Depuis qu'il a été viré, il rôde par là-haut à faire on-ne-sait-quoi toute la sainte journée, lâche-t-elle sur une moue réprobatrice. Il cherche pas de nouveau travail, tu te rends compte ? Même son grand-père est pas bien au courant de ce qu'il trafique, c'est dire ! »

Pour avoir un peu discuté avec ledit grand-père, je pense surtout qu'il se méfie de Josette comme un ado changerait de trottoir face à une cougar en tailleur imprimé canard.

« Pis l'autre là, il nous monte des blancs en meringue ou quoi ? marmonne-t-elle en réservant une œillade mauvaise à la fourgonnette.

— J'ai cru comprendre que l'héritier Creusot travaille dans l'audiovisuel, reprends-je en espérant offrir quelque répit au moustachu en train d'hyperventiler dans son Jumper.

— Y s'dit plutôt qu'il passe son temps à jouer avec le grand de l'Intersport. »

J'observe un instant la petite vieille qui peste à ma droite. L'espèce de rosaire nacré qui maintient ses lunettes reflète l'orangé du ciel. Ça me remémore une certaine chevelure flamboyante. 

« Roux, le grand ? supposé-je.

— Ah, tu l'as vu ?

— C'est lui qui a remis ton vélo en état, après que j'aie déraillé.

— Oliver, y s'appelle. Il a le chic, lui. Les gens l'aiment bien.

— Il est plutôt beau garçon, admets-je avec un pincement oublié, quelque part sous mon nombril – comme si j'avais encore un brin d'énergie pour ça, après une journée pareille. Quand tu dis qu'ils jouent ensemble, c'est...

— Ils jouent, oui. À des jeux vidéo. »

Elle a proféré ces quatre mots sub rosa, comme s'il s'agissait du pire blasphème. Heureusement que la croix à son cou a été remplacée par une petite oie en verre de Murano, sans quoi elle se serait sûrement cygnée.

Je me contente d'un hochement de tête. Ça explique deux choses, au moins. Le tas de consoles, d'écrans et de manettes dans mon futur café dans un premier lieu, le fait que cet Oliver ait eu vent de mon nom avant que j'aie connaissance du sien dans un second. M. Maimboeuf lui a sans doute déjà parlé de moi. Là où ça cloche, c'est que le vendeur de l'Intersport aurait dû me haïr par principe, un peu comme son pote.

Rémi.

J'ai de la peine, même au travers de mes propres pensées, à utiliser son prénom. Ça paraît trop familier, trop... gentil. Qu'il en veuille à son grand-père de l'avoir collé au ban du chalet, soit, mais qu'il s'en prenne à l'outsider... J'y suis pour rien, moi, dans leur vendetta familiale.

Le p'tit Rémi à son Papy n'a sûrement pas eu l'habitude de se forger le caractère à grands coups de clients aussi aimables qu'une poire à lavement. Question compatibilité, j'ai bien l'impression qu'on tombe dans les fonds abyssaux du nope. Enfin, puisque je l'expulse sans le vouloir, je n'aurai pas à souffrir son caractère bien longtemps.

Et heureusement, d'ailleurs.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Nơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ