De mal en pis

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La nuit noire a viré au blanc lorsque l'Espace regagne les hauteurs de Notre-Dame, après un café-digestif que j'ai accepté pour me donner une raison d'irradier comme un réacteur mal en point. Pépé allume la torche de son téléphone pasqu'attention, ça glisse là-d'vant. Il manque se vautrer et m'aveugle avec sa loupiotte, ce qui déclenche une rafale d'éternuements et, conséquemment, une nouvelle marée rouge.

« Pudain, d'en ai barre, marmonné-je en tâtonnant jusqu'à l'interrupteur de la cuisine.

— N'en colle pas sur le plan de travail, hèle Abby quelque part derrière.

— Oui bah, j'saigde où j'peux.

— Ça va aller, le vampire hémophile ? se renseigne Oliver.

— Mets la tête en arrière, conseille Pépé.

— Non, en avant.

— Ah bais foutez-boi l'gamp !

— Oh, si tu l'prends comme ça. Allez, bonne nuit, les zouzous. »

Narine compressée jusqu'à fusion avec ma paroi nasale, je ferme les yeux et compte mentalement jusqu'à cinquante-huit, moment où Abby réapparaît dans mon champ de vision.

« Ça va mieux ?

— J'ai connu des jours meilleurs.

— Bon. Je crois bien que c'est l'heure d'aller digérer l'huile et la crème anglaise. »

J'acquiesce, tâte mon nez pour vérifier que le barrage tient. Deux sens sur cinq en berne, je traverse la salle vide et grimpe l'escalier dans lequel Touist et l'aïeul ont disparu. Abby s'arrête dans mon dos, devant la porte.

« Si tu te demandes pourquoi c'est fermé, déclare-t-elle alors que je me pose justement la question de pourquoi Oliver a verrouillé la clenche, c'est parce qu'en fait, c'est chez moi, ici. »

Mes yeux finissent par déchiffrer G-R-E-N-I-E-R sur le rondin qui me fait face, mais j'y lis surtout A-B-R-U-T-I, et fais mine de m'en redescendre avant de perdre mon reliquat de crédibilité – pour ce que j'en ai l'utilité, de toute manière.

« Attends, tu veux... tu veux entrer ?

— Bah... je connais, m'entends-je répondre au travers de mes tympans congestionnés. J'habitais là, avant.

— Oui, non, mais pour... je sais pas, une verveine-menthe détox ? »

Ma cervelle dont l'antivirus est périmé depuis belle lurette essaye d'analyser le degré de sincérité de cette invitation, à quel risque je m'expose. Honnêtement, après avoir goûté la gastronomie de l'Insubmersible Tantie Jeannon, je me demande si les ballasts ne sont pas finalement des mottes de beurre. Risque mesuré, comparé à l'intoxication alimentaire qui nous pend au nez – en plus d'une goutte rougeâtre que je tente d'essuyer discrètement.

Me voilà donc de retour dans mon appart. Un meublé qui n'a pas vraiment changé, à part quelques objets de déco. Un poster de la Reine des Neiges, un autre de Crimson Peak, une figurine Animal Crossings et quelques fringues par terre.

« Fais comme si de rien n'était, ok ? me somme-t-elle en attrapant ces derniers articles pour les lancer dans la chambre moquettée.

— Oui, oui, c'est ce qu'on avait dit.

— Hein ?

— Rien. Je fais chauffer de l'eau ? »

Me voilà donc, en plus d'être de retour dans mon appart, à faire semblant de m'intéresser aux propriétés dépuratives d'une infusion, devant un écran éteint et plus ou moins seul, parce que ma patronne a viré en mode C'est du propre, avec un côté berserk. Elle râle que rien n'est rangé, que ce bordel est intolérable, qu'il y a du laisser-aller, qu'en temps normal c'est pas comme ça. Je finis par l'attraper au vol, avant qu'elle ne se décide à aller décaper le four.

« Je suis pas le Roi d'Angleterre, au cas où. J'ai accepté de boire ce truc seulement si tu me prouves que c'est pas empoisonné. Ça sent l'amande amère, nan ?

— Avec toi, vaudrait mieux un truc violent. »

Elle consent toutefois à se poser sur l'assise opposée. Ma tasse d'une marque d'assurance et la sienne, sponsorisée par Bambi, s'entrechoquent. C'est évidemment trop chaud, je me brûle la langue jusqu'à la cinquième génération de mes papilles, mais n'en laisse rien paraître.

« Fameux, salué-je en reniflant, faute de pouvoir me moucher.

— Je peux rajouter du miel. Ou du citron. Ou de la gnôle. Ou les trois ?

— Tu crois aux bienfaits des grogs, toi ?

— Je crois surtout qu'un peu de désinfection ne ferait pas de mal. J'ai l'impression d'avoir encore des crachats de Poussin partout, ça grouille comme des blattes. »

C'est vrai que le 36 mois possédé nous a gratifié des Grandes Eaux de Versailles juste avant de quitter la tanière de Marcel. Ses parents, après avoir récupéré le môme plus moite qu'une forêt Amazonienne en pleine mousson, nous ont assuré qu'il était très éveillé, pour son âge. Sûrement un enfant à haut potentiel. Pépé leur a répondu qu'il en avait sans doute, en tant qu'arroseur automatique.

Nous voilà donc, elle et moi, à lutter de manière alcoolisée contre les bactéries – les miennes et celles du gremlin blond. Après le Dafalgan de tout à l'heure, d'aucuns diraient que ce n'est guère prudent. Mais voir des éléphants roses valser sur un air psychédélique, ce serait un moindre mal, pour clore la journée.

Ç'allait très bien, jusqu'à ce que Mlle Sauldubois, peut-être déroutée par la tournure que prennent les événements, propose un Mario Kart. Et qu'elle me défonce au premier tournoi. Et que je me ramasse lamentablement au deuxième. Et que je remporte le troisième. Ce qui nous mène à un quatrième, que je gagne sur le fil, et donc un cinquième, pour départager.

L'une de ces saloperies de Wiimote décède subitement, ce qui nous désempare au plus haut point. Abby retourne un tiroir sans trouver de piles, je me lève en affirmant qu'on en a à l'étage du dessous, elle répond que c'est pas une heure pour aller réveiller les gens, je rétorque qu'il n'est que 23h, elle me montre son téléphone sur lequel s'affiche 2h38.

Je consulte la bouteille de goutte, constate que le niveau a baissé – sûrement l'évaporation. Ça serait quand même con de s'arrêter sur un match nul. Je me dirige donc vers la porte, mais la meuf du Roi Lion me retient du haut de son mètre cinquante. J'essaye de m'en dépatouiller, heurte un coin de la cuisine, trébuche dans le corridor et me retrouve, dieu sait comment, dos au mur.

Et, surtout, avec elle contre moi.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now