La citrouille et le Grinch

46 17 0
                                    

Parée comme une écolière qui redoute l'interro après la classe verte, je verrouille la porte du Grenier, passe la bretelle de mon sac à dos à l'épaule et descend l'escalier. Il m'a bien semblé entendre Oliver partir tôt ce matin – le trémolo de l'Espace est reconnaissable entre tous, hors symphonie à l'huile de la Deuch. Je ne sais donc pas ce qui m'attend au-delà de la salle sombre et tranquille du CaFée.

Ce qui m'attend, c'est un Rémi coiffé avec les pattes du réveil, en jeans et polaire informe, appuyé contre l'aile de son bolide canetonné.

« 'Lut, lâché-je seulement, jetant un regard sur les environs pour vérifier qu'un grand roux n'est pas planqué quelque part. Il ne m'a pas semblé que c'était avec toi que j'avais rendez-vous.

— Il est parti en éclaireur. Exceptionnellement, je vais servir de chauffeur.

— Je peux commander un taxi si tu me donnes l'adresse.

— Garde tes sous pour me les filer. »

M'est avis que je vais avoir besoin de l'énergie que j'occuperais d'ordinaire à répliquer. Mieux vaut l'économiser, donc. Je grimpe sur le siège à ressort, referme la porte dans un couinement qui me fait tinter les molaires.

« On en a pour longtemps ? demandé-je alors que le moteur démarre sur une plainte rauque.

— C'est Oliver, le GO. Je suis juste l'exécutant, moi. Comme d'hab.

— Bah, tu feras juste gaffe, je me change en grosse citrouille tous les lundi midi. Ça peut surprendre, quand on ne s'y attend pas. »

Il soutient mon regard. Un tout petit coin de ses lèvres tressaille, comme pour amorcer un rictus. Ou bien ne serait-ce que le bloblotement inhérent au passage de la première.

La 2CV quitte Notre-Dame, créant un mini-bouchon alors que pâturages et forêts aux couleurs de l'automne défilent sur les bas-côtés.

« T'as jamais pensé à installer un pédalier pour le passager ? questionné-je après qu'un 4x4 excédé nous ait doublé. On pourrait gagner quelques chevaux.

— Tu peux aussi descendre et faire du stop.

— L'avantage, c'est qu'on ne risque pas de se prendre une carapace bleue. »

Il hausse un sourcil. Comme si je n'avais jamais joué à Mario Kart. Il est vrai que, mis à part un statut de gamer invétéré et une certaine prédisposition au métier de serveur, je ne sais pas grand-chose de sa véritable vocation. À part faire chier le monde, bien sûr.

J'observe un silence, essayant de comprendre pourquoi, en à peine plus d'un mois de vie savoyarde, je me retrouve à accepter les plans secrets de mon voisin du dessous que je ne connais qu'à peine, en compagnie de mon autre voisin du dessous, qui est aussi mon employé au black, et que je déteste. Enfin, que je n'apprécie pas vraiment. Pas trop.

« Ils étaient bons, les muffins ? finis-je par demander.

— Sais pas. Oliver se les est tous enfilés. »

Ben tiens.

Je me retrouve tassée contre la portière lorsqu'il vire à droite, sur un chemin rocailleux. Le contenu de mon estomac s'en trouve tout retourné, comme par un mixologue assis sur un marteau-piqueur. J'en suis à faire de mon bol de lait du beurre lorsque la 2CV s'arrête enfin, non loin d'une métairie plantée entre deux vallons, sur des hauteurs dénudées. Quelques biquettes paissent devant la bicoque, pour accentuer le côté bucolique de l'endroit. Un gros truck rouge vient contrebalancer tout ça, chargé de huit caisses à l'arrière.

Et, attachés à l'ombre d'un muret, huit chiens de traîneau. Oliver surgit de l'arrière du Dodge, nous adresse un signe de la main.

« Cani-rando ! annonce-t-il alors que je le rejoins, abandonnant Rémi dans la 2CV. Tu connais ?

— Le principe, oui, la pratique, non.

— Ça va être cool, tu vas voir. On attend un petit groupe qui s'est inscrit, ils devraient être là d'ici une dizaine de minutes. Ah, et j'ai prévu le pique-nique pour nous trois.

— Nous trois ?

— Attends-moi là. »

Le rouquin me dépasse à grandes enjambées, filant en direction de son coloc acariâtre qui essaye d'effectuer un demi-tour sur le chemin. Je le vois toquer à la fenêtre, que Rémi abaisse. Les deux conversent sans que je puisse saisir leur échange, jusqu'à ce qu'Oliver s'enfonce soudain dans l'habitacle, attrape quelque chose et s'extirpe pour revenir tranquillement vers moi. Les clés de la Deuch tournoient autour de son index.

« Problème réglé. Le Grinch vient avec nous, si ça ne te dérange pas ? » ajoute-t-il avec un large sourire.

J'ai bien envie de dire que non. Mais au vu de la tête que tire Rémi en sortant de son carrosse, j'ai des doutes.

« Tu fais chier, gronde ce dernier à son pote. Donne-moi ces foutues clés, merde.

— Tu les auras au retour. Ça va, c'est juste 12km avec à peine de dénivelé – et y'a les chiens pour tracter, de toute manière. Vous avez bossé comme des dingues cette semaine, m'sieurs-dames. Vous méritez bien une pause. Respirer le grand air, vous émerveiller de la nature qui change, passer du bon temps avec les doggos. »

Rémi donne l'air d'avoir avalé un plein panier d'oursins – avant de les décortiquer, ça va de soi.

« Je suis en Converse, débile, martèle-t-il encore à l'attention d'Oliver.

— Heureusement que j'avais tout prévu et que tes affaires de rando sont dans le coffre, hein ? réplique gaiement ce dernier. Tu peux aller te changer dans la bergerie, les jeans c'est pas top confort, niveau frottements.

— T'auras la peau de mes rouleaux sur la conscience. File-moi juste mes grolles, qu'on en finisse.

— Dans le coffre, j'ai dit. Tu viens, Abby ? Je vais te présenter les chiens. »

Rémi nous foudroie du regard. Je lui offre mon plus beau sourire en réponse, étrangère à ce rapt mais satisfaite. Sa présence m'ôte un doute en forme d'épine dans le pied, qui me chiffonnait jusque-là : cette cani-rando est tout sauf un date.

Et je m'en trouve curieusement soulagée.


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now