Entre les points cardinaux

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🧁 ABBY 🧁

Halant trois sacs de courses dans mon sillage, je regagne le calme de la salle du CaFée, abandonnée en ce dimanche matin, avec un soupir de contentement.

Chargement délesté sur le plan de travail, j'organise le frigo entre fournitures pour le souper chez Josette, ingrédients nécessaires au live Crashtwist X Abbycakes. Un frétillement de joie et de stress me secoue l'échine ; j'ai réussi à caler un shampooing dans l'intervalle et nous avons même discuté, hier soir, du déroulement des opérations. Une réunion de travail tout à fait raisonnable, en terrain neutre – chez Oliver. Pas de léchage de museau, pas de main baladeuse, rien.

Bourriquet a beau occuper une  place de choix dans mon lit depuis deux nuits, ça ne remplace pas un certain M. Maimboeuf. Je souris à un paquet de myrtilles surgelées, secoue la tête pour en chasser des pensées qui n'arrangent pas la fonte des glaciers.

Le duo a déjà installé son bazar dans ma cuisine. Officiellement, cette fois. Je contemple la caméra, les deux PC, la volée de micros, une sorte de table de mixage qui connecte le tout. Je vais avoir l'air d'une naine entre eux. Débattant intérieurement sur l'utilité d'un tabouret, je me lance dans la préparation des biscuits et d'une mini-bûche ; Josette m'a dit qu'elle s'occupait de tout sauf, évidemment, du dessert.

Passer Noël en tête à tête avec ma grande-cousine pourrait en rebuter certains – de crainte, sûrement, qu'elle les ajoute au menu. L'expérience promet d'être édifiante, même pour moi. Mieux vaut ça, cela dit, que de devoir retourner sur Paris pour m'entendre dire par père et mère que mon CaFée est vouée à l'échec, eux qui se rappellent tout juste de mon anniversaire.

J'enfourne une deuxième plaque de bonhommes aux épices lorsqu'un toussotement poli me fait pivoter. Agathe est apparue dans l'encadrement de la porte, souriante et gênée à la fois, un tablier noué sur les hanches.

« Dites, Abigaël, est-ce que je pourrais vous demander un peu de farine ? Pour épaissir ma sauce. Papa m'a soutenu mordicus qu'il en avait encore, mais le paquet date de 2009. On dirait du plâtre.

— Ça devrait épaissir du tonnerre, alors. Pas de soucis, juste une petite minute. »

J'attrape un bol, y verse un fond de farine avant de le lui tendre. Elle a fait un pas timide dans la cuisine, observant les alentours avec intérêt. Il faudrait être bien benêt pour ne pas comprendre que le brusque changement de carrière de son fils la déstabilise autant qu'il la fascine. Ce que j'ignore, en revanche, c'est ce qu'elle pense de moi. Elle est toujours avenante, sous des airs de cocotte pressurisée, mais semble méfiante à égale mesure.

« Vous voulez goûter ? lui proposé-je en désignant la première fournée, encore tiède.

— Oh, oui, merci. Ça sent bon, même dans l'escalier. C'est pour le CaFée ?

— Non, consommation personnelle. Vous pourrez en remonter quelques-uns, j'ai vu large.

— Vous êtes bien courageuse de vous replonger dans de la pâtisserie le jour de Noël, alors que c'est votre métier. Qu'on ne me demande pas de gérer un agenda aujourd'hui. Ils sont excellents, vos biscuits. Rien que pour ça, votre famille doit être bien contente de vous avoir pour les fêtes, ajoute-t-elle sur l'air de la plaisanterie.

— Josette se plaint de bien des choses, mais pas de ça, approuvé-je.

— Elle m'a tout l'air d'être une forte tête. Comme Papa, glisse-t-elle avant d'achever son sablé. Vos parents viennent vous rendre visite, peut-être ?

— Pas que je sache. Ils ne sont pas vraiment... fans de mon projet, du CaFée. »

Agathe fronce les sourcils, jette un nouveau regard circulaire sur les environs.

« C'est bête, ponctue-t-elle enfin. Vous avez créé quelque chose de très sympa, ici.

— Merci. Les parents devraient plutôt encourager leurs enfants que l'inverse, j'imagine. »

Une moue indécise prend ses quartiers, avant qu'elle ne finisse par acquiescer. Je sors une deuxième tasse du vaisselier, lui offre un café tiré de la vieille machine de Papy Jules, une Moulinex jaune qui date de l'entre-deux guerres. Le breuvage qu'elle sort après force gargarismes et tressautements incontrôlables est insipide, mais il a malgré tout cette saveur d'antan – celle qu'aucune Rolls des machines à café ne pourra jamais obtenir.

Agathe s'appuie contre le plan de travail, mains en coupe sur son mug.

« C'est moi qui devrais vous remercier, reprend-elle après une gorgée. Ce que vous avez fait pour Papa, et ce que vous faites pour Rémi, c'est... »

Je sens une vague rougeur démarrer lentement mais sûrement l'ascension de mes pommettes, un blush qui n'a rien d'artificiel. Ce que j'ai fait. Facile à justifier en ce qui concerne mon proprio : lui payer deux loyers, lui offrir un café de temps en temps, l'adopter en tant que Papy officieux. Pour Rémi, en revanche... Mère Theresa, toute charitable qu'elle fût, n'a certainement pas vandalisé le véhicule de son aide de camp avant de se promener en jarretelles pour l'aguicher.

« On ne peut que l'apprécier, Étienne, vous savez. J'ai rarement vu des propriétaires aussi dévoués ; c'est lui qui a eu l'idée des tables en palettes. Il me fait penser à mon grand-père. Ça sera mon premier Noël sans lui, finis-je par lâcher à mi-voix. Il m'a transmis sa passion pour les livres... et tous ses livres, littéralement. Avec Josette, nous étions un peu les moutons noirs de la famille, nous trois. »

Plus que deux, maintenant. Si ma cousine venait à rejoindre Papy Jules, Bibi se retrouverait toute seule. Je me force à sourire en croisant les yeux rieurs de mes petits bonshommes de pâte.

« Et puis, Rémi m'aide beaucoup. Je pensais réussir à gérer les cuisines et la salle toute seule, mais c'est... non, sans lui, ça serait impossible. Entre le CaFée et leur chaîne YouTube, les journées sont à rallonge, au Mazot. »

Et que dire des nuits, place insidieusement ma démone en alternance.    

« Ah, vous êtes au courant pour ça aussi, soupire Agathe.

— Ils ont du talent, vous savez. Et presque vingt-mille abonnés, maintenant. »

Elle tousse dans sa tasse, relève des yeux effarés sur moi.

« Vingt... vingt-mille ? Mais, c'est... ça fait...

— Pas mal, mais ils ne sont pas près de s'arrêter là. Vous devriez en parler avec Rémi, je suis sûre que ça lui ferait plaisir de vous montrer ce qu'ils font. J'ai de la chance d'être tombée sur eux, et sur votre papa. »

Parce que j'ignorais avoir été placée à l'adoption par ce que d'aucuns appellent le Vieux Barbu, d'autres la Destinée, mais je l'étais bel et bien. Motivée par un nouvel objectif mais paumée entre les points cardinaux de la vie. Et tout le Mazot, à son rythme et à sa manière, m'a adoptée.

Agathe m'adresse un sourire à la fois attendri et peut-être un peu coupable.

« Je crois que j'ai vu large pour ma dinde aux morilles, moi aussi, déclare-t-elle en acceptant un nouveau biscuit. Ça vous dirait, à Josette et vous, de nous rejoindre pour le Réveillon ? »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now