Bibi Sauldubois

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« Bonjour, bienvenue au CaFée. Je m'appelle Abigaël, abrégé Abby pour faire plus court, ce qui est après tout le principe d'une abréviation haha, et je vais vous servir de... je vais vous servir... Je vais vous servir ce que vous décidez de commander. La carte est là, ainsi que les suggestions du jour, qui changent donc... de manière journalière, oui. »

Je ne pensais pas que c'était possible, mais à la manière de celui de Mary Poppins, mon reflet me juge. Le verdict n'a pas l'air bien jojo.

J'essaye d'aplatir le col de ma chemise en flanelle, celle à gros carreaux rouges et noirs. Ça semble bien plus digne d'un foodtruck spécialisé dans la vente de poutines sur le pouce que d'un café littéraire, mais je n'ai pas encore réceptionné tous mes cartons. À croire que les déménageurs bretons sous chouchen ont décidé de faire un crochet par leur lointaine patrie avant de grimper la côte. Les habits d'été font partie du lot qui arrivera peut-être avec les premières neiges.

Heureusement que l'Abby du passé a judicieusement dispatché soutifs, culottes et chaussettes pour ne pas se retrouver telle la Cigale. Pourvue d'une lampe à magma, d'une râpe à fromage et de vieux vinyles, mais sans sous-vêtements. 

« Bibi, combien de cuillères de Poulain dans ton lait ? criaille alors la voix de Josette, ma grande et vieille cousine, depuis la cage d'escalier.

— Une et demi, merci ! »

Bibi. Mon dieu. Je me demande si brûler un cierge suffirait à la décider de ne jamais utiliser ce surnom en présence de quiconque. La dernière fois que je suis venue en vacances ici, c'était en 2000. Bibi, à 9 ans, c'est déjà bof, mais à 32, c'est juste méga bof.

Quant au Poulain, j'y aurais joyeusement substitué un expresso bien serré mais il faut croire que le café, c'est en option chez Josette. J'imagine qu'elle se figure que j'ai encore mes couettes et mes sandales en plastique, les rouges à paillettes. Il faut dire que j'ai à peine grandi entre temps, c'est vrai.

Limite planche à pain sur le devant, un peu bombée sur l'arrière, je n'ai pas la silhouette d'une Emily in Paris malgré ce qu'en laissait supposer mon poste de coordinatrice de projet dans une agence de com. Réflexion faite, l'agence en question n'était pas bien branchée – dans tous les sens du terme.

Le premier truc qui aurait dû nous mettre la puce à l'oreille, c'est le fait d'avoir de l'internet un jour sur deux. Pour des soi-disant gourous du digital, avouez que c'est cocasse. Des retards de paiement bénins, les salaires qui arrivent un peu tard sur nos comptes, des devis qui partent à tout-va, les chefs de plus en plus souvent en vadrouille... et pas pour des salons marketing, non. Plutôt pour une villégiature aux Canaries.

Comme tout est moyen qui finit mal, un monsieur à lunettes écailles de tortue a fini par se présenter un jour en tant qu'huissier, pour nous annoncer que le fonds de commerce allait être saisi et nous, pauvres fourmis laborieuses, licenciées.

Je venais tout juste de reprendre la pâtisserie pour dénouer mes nerfs, à m'échiner auprès de clients plus en boule que des hérissons. Quantité de tutos YouTube sur la pâte à choux, le tempérage du chocolat, les glaçages miroirs et ces saloperies de poches à douille. J'ai vu ça comme un signe, aussi sûrement que la collerette de mes macarons avait atteint la parfaite hauteur.

Le second coup de pouce, ç'a paradoxalement été le décès de Papy Jules. Bibliothécaire retraité, il tendait à vivre de livres et d'eau fraîche – un peu comme moi, avant que le marketing et les ganaches montées ne s'en mêlent. Je l'aimais beaucoup ; et lui m'aimait tant que son testament a fait de moi l'héritière de près de deux tonnes de livres. Mille neuf cent cinquante kilos de bouquins, plus précisément. Ce qui, bien sûr, pose un léger problème de stockage pour Mlle Sauldubois, locataire d'un deux pièces en plein centre de Meaux.

L'enterrement s'est fait en grande pompe – funèbre ; Papy Jules était une figure, de celles qui remplissent des églises lorsque l'heure est venue de leur dire adieu. L'occasion de rabibocher famille proche et lointaine, de déblatérer sur la manière dont l'honoré défunt a mené sa vie de main de maître, et de constater à quel point ma propre existence est relativement piteuse.

C'est là, entre deux canapés au saumon et une coupette de kir, que j'ai revu la fameuse Josette savoyarde. Pour autant que nos rencontres soient sporadiques, je me souvenais d'un bel été passé chez elle – pile pendant le divorce de mes parents. Chouette manière de disparaître de l'horizon familial un moment, pour jouer les Heidi dans les Alpes.

Josette et moi avons discuté de tout, de rien. De majong, dont elle est bizarrement friande. Et d'un certain Étienne Creusot, dont elle semble friande à égale mesure. Ce monsieur, très respectable selon ma grande-cousine, avait émis le souhait de louer le sous-sol de son chalet. Un ancien restaurant à peine excentré de la rue principale de Notre-Dame de Bellecombe. Avec du lambris aux murs, un comptoir en bois, des rideaux crochetés aux fenêtres. Et les montagnes en toile de fond. Voilà ce qui manquait à ma vie, Gandalf. Les montagnes.

Ainsi qu'un salaire, accessoirement.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant