Le Jour J

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     Je triture mon septum, comme j'ai l'habitude de le faire quand je suis nerveuse. J'ai noué sur mes reins le tablier CaFée, bleu canard avec sa belle typo blanche. Toujours du bleu canard. Josette m'a dit qu'elle trouvait ça très chic.

Le loquet est déverrouillé. J'ai installé le panneau de trottoir sous une pluie battante, priant pour que mon stylo waterproof le soit autant que cette saleté de mascara qui me transforme en Alice Cooper tous les matins. On dit bien mariage pluvieux, mariage heureux. C'est sans doute pareil pour l'ouverture d'un café littéraire. Sûrement.

Neuf heures sonnent au clocher. Je suis réveillée depuis 5h30. Une légère exagération, peut-être, mais mes synapses refusaient de déconnecter. J'espère que le mousseur à lait se tiendra tranquille, aujourd'hui. Nous avons eu quelques mots, lui et moi. À tel point que je l'ai secrètement baptisé Rémi.

Je vérifie que mon terminal pour les paiements par CB est bien chargé, finis par pivoter vers ce stupide contrat punaisé à l'entrée de la cuisine. Comme si je le sentais qui m'observait, avec ses petits yeux chassieux. Le CaFée est ouvert – plus rien ne m'oblige à tenir ma promesse. Caduque, le pacte. Je pourrais très bien réquisitionner l'intégralité de ma remise. Le coup serait probablement suffisant pour lui passer l'envie de me chercher des noises.

Mais – forcément, il faut qu'il y ait un mais – je suis forcée d'admettre que Rémi a fait du bon boulot. Il m'a traitée d'incapable, a corrigé quinze fois mes coups de spatule sans patience aucune, a protesté contre chacune de mes décisions mais, sans lui... mon CaFée ressemblerait encore à un vieux bistro poussiéreux avec du gras de fondue incrusté dans sa moquette.

Surveillant le devant du Mazot, je soupire et m'occupe les mains avec mon téléphone. J'ai gardé plus ou moins secret l'ouverture du CaFée, teasant savamment ma communauté sur Instagram. Le grand reveal approche. J'ai passé une demi-heure à cadrer le selfie parfait, entre mon faciès de zombie cueilli par un 36 tonnes et l'angle idéal, celui qui dévoile la salle dans toute sa majesté ; ses lumières tamisées, ses rayonnages chargés de beaux livres, son mobilier dépareillé.

Je vais pour piocher ladite photo dans ma galerie, scrolle finalement sur d'autres clichés. Rémi de dos sur un escabeau, Rémi de dos en train de manier le cloueur pneumatique loué pour le parquet, Rémi de semi-dos, flou, juste avant qu'il ne s'aperçoive que je le photographiais en scred jusque-là. Je n'allais pas lui demander de documenter les travaux ; n'empêche, il fallait bien le faire. Histoire d'en garder quelques souvenirs.

Résultat : M. Maimboeuf a malgré lui, et malgré moi, colonisé mon iPhone. Je zoome sur le Bowser d'un de ses t-shirts. Mes doigts font courir l'écran plus haut, sur son visage. À demi-mangé dans l'ombre, concentré sur la découpe d'une chute de parquet. Une petite voix que je ne pensais pas entendre me chuchote qu'il est pas si mal, de profil. Un genre de Timothée Chalamet sans le regard d'épagneul torturé. Je l'avais bien aimé, dans King. Enfin, avant qu'il ne se retrouve avec la coupe au bol pour laquelle des donzelles auraient dévoilé un bout de cheville en pleine Guerre de Cent Ans.

Je sursaute si fort quand on toque à la porte intérieure que le téléphone effectue un salto. La tête d'Oliver apparaît par l'entrebâillement. Réfrénant un mini-infarctus, je lui réponds par un sourire que j'espère pas trop blanc sur l'écarlate de mes joues. Prise en flag'.

Mais j'étais même pas sur YouPorn.

« Je me demandais si tu préfères pas qu'on passe par l'arrière pour sortir, maintenant que c'est officiellement ouvert ? demande le grand roux, un peu gauche, sans descendre de sa marche – comme si le parquet avait été doré à l'or fin durant la nuit.

— Mais non, viens. »

Il approche, cheveux relevés en un bun propret, sac en bandoulière et k-way enfilé. Le voir partir au boulot en petites foulées, c'est toujours un sacré numéro.

« Ça va, pas trop stressée ?

— J'ai l'impression de devoir repasser mon bac, mais sans fiches et en polonais, avoué-je en essayant de récupérer ma contenance, celle qui a foutu le camp avec mon iPhone. T'as 5 minutes ? »

Il relève la manche sur sa montre GPS, hoche la tête.

« Alors vas-y, choisis, ajouté-je en lui désignant la carte au mur – celle qui est morcelée entre les ardoises. On offre sa boisson au premier client. »

Il sourit, me désigne le Cappuccino Noisette. Je m'affaire aussitôt ; le café dont les grains broyés me font l'effet d'une bouffée d'air, le lait de noisettes complété par un trait de sirop, du praliné en poudre et quelques noix torréfiées parsemées sur le dessus. Chaud et crémeux, la quintessence de la pâte à tartinée avec une dose de caféine en bonus.

Je dépose l'élixir face à Oliver, posé sur l'un des tabourets au comptoir. Nouveau sourire, silence qui s'éternise. On a pourtant bien discuté, l'autre jour, à écumer les brocanteurs du coin. Là où communiquer avec Rémi tient, niveau plaisir, du petit orteil pris dans l'angle d'un meuble, avec Oliver, c'est naturel. Simple. Il est foncièrement gentil. En plus d'être taillé comme une armoire à glace divine. L'ange Oliver. On a dû la lui faire plusieurs fois, celle-là.

Je le vois ôter ses moustaches de la mousse, attends son verdict avec un tiraillement par-derrière le nombril. J'espère ne pas m'être foirée dans les proportions.

« Trop bon, expire-t-il avec une expression béate. On dirait du Nutella fondu, mais sans l'huile de palme ni le massacre des orang-outan. Si les autres sont comme ça, tu vas cartonner. »

Je le remercie, puis silence à nouveau. C'est à n'y rien capter. J'en viens à me dire que l'arrivée d'un Étienne providentiel pourrait alléger l'ambiance. Même Rémi. Non, peut-être pas Rémi. 

« Je peux te prendre des cartes de visite ? finit par demander Oliver. Pour les mettre au magasin. Si des touristes cherchent un joli coin pour boire un coup. »

Je lui en amène un paquet que je saucissonne avec un élastique. Sourire, silence, sourire. Il les glisse dans sa poche, achève son cappuccino et se lève pour tirer la capuche par-dessus sa choucroute. 

« Allez, je me sauve. Bonne chance pour le premier jour. Ah, et aussi... »

Deux pièces de 2€ s'en vont tinter dans la tirelire sur le comptoir, avant que je ne puisse l'en empêcher.

« Mais ! C'était offert, protesté-je. Et même, il est à 3.60, ce cappuccino. Attends, je vais te rendre la monnaie, je...

— Pas la peine. C'est pour soutenir les commerces locaux, comme dirait le Maire. »

Oliver a déjà un pied dehors mais il s'immobilise, garde la porte ouverte sans que je comprenne de suite pourquoi. Jusqu'à ce qu'une silhouette voûtée sous un fichu en plastique le remercie chaudement, et entre en bataillant contre son parapluie orné de colverts.

Josette. Accompagnée d'une trentaine de mamies.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now