Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]

La Mère Fouras

Sur sept citrouilles, cinq sont exploitables.

La Shrokeinsten restera au placard, pour les initiés, et celle qu'Oliver a moitié explosé ira nourrir le lombricompost d'Étienne. J'hésite entre poilade et abattement. Dans un sens, la consigne a été respectée : mes courges sont creusées, prêtes à rejoindre la déco d'Halloween. Et la cuisine est propre – je n'ai retrouvé qu'un seul pépin planqué contre une plinthe. Mais, j'ai le sentiment d'être encore passée pour la coloquinte de service. Et surtout, qu'est-ce qu'ils fabriquaient avec un PC et une caméra là au milieu ?

Je potasse mes recettes de saison, celles que je compte proposer aux sbires municipaux et au gratin de Notre-Dame dans trois jours, lorsque le vibrato d'un message fait tressauter ma table basse. C'est Henry Cavill. Pas le vrai. Juste un pote de fac qui a pour prénom Camille, et pour nom de famille Henri. C'était prédestiné. Encore eût-il fallu qu'il s'agisse d'un geek musclé avec fossette au menton - et qu'il ne préférât pas Jaskier à Yennefer.

Camille :

Hey hey Abbycool, ça roule dans les Alpes ? J'ai vu tes derniers posts sur IG, il a l'air super sympa ton café, big up !

Tu vas sûrement trouver ça con, mais je traînais sur Twitch cet après-midi, sur une chaîne que j'aime bien

Et attends, je t'envoie le clip, mais on aurait trop dit ta voix, j'ai pas réussi à tout capturer mais tu vas voir, c'est assez ouf

Allons bon. Peut-être Bibi Sauldubois a-t-elle un sosie connu dans le Twitch game ?

La pièce jointe débarque dans la conversation. Camille a filmé son PC, lequel trône sur un bureau un peu crasseux qui me rappelle de vieux, très vieux souvenirs. Il est à priori toujours autant piqué au 7up - à prononcer Zup, comme je l'ai fait jusqu'à mes 28 ans bien tassés. Je clique sur le player, monte le son. La netteté se fait et, soudain, je reconnais Oliver, Rémi, ma cuisine. Et ma voix, qui profère un très élégant qu'est-ce que vous foutez, exactement ?

Je connais la suite. Un curieux rewind de quelques secondes de ma vie. L'expression catastrophée des deux gars, pris la main dans la citrouille. Rémi qui se vautre sur la table pour couper la caméra avant que je n'apparaisse dans leur dos. Les messages dans le tchat, sur le côté droit de l'écran.

C'est sa meuf ? 👀

Jure c'est la meuf de Crash !

Impossib c celle de Twist

Haha ça sent la rouste, nan ??

RIP RIP RIP

Les pépiiins XD

Ils vont tellement morfler looool

Crash... Twist ? Il me semblait bien les avoir entendu s'appeler comme ça, à quelques reprises. Crashtwist. La voilà, la clé de l'énigme, Mère Fouras – et même pas besoin de se jeter à la flotte pour récupérer l'indice.

Des YouTubers. Le Mazot du Renard héberge un duo de YouTubers. Grands dieux, Josette ne se remettra jamais d'un tel scoop.

J'en malmène inconsciemment mon septum. L'extrait ne dure qu'une vingtaine de secondes mais, vingt secondes, ça peut s'avérer très long. M. Maimboeuf pensait sûrement avoir activé le silencieux – en plus d'avoir neutralisé la caméra, ce dont je pourrais lui être grée.

Je souligne trois fois cannelle sur ma liste, repose mon stylo et entreprends d'approfondir l'enquête :

Vous :

Hello hello Kamikaz :D merci pour le CaFée, j'espère que je t'y verrai un de ces 4? C'est pas si loin de Brest, les Alpes ;)

Pour la vidéo, c'est assez confondant, j'avoue. C'est qui, ces mecs ?

Camille :

Ils sont trop barrés, tu devrais checker. Crashtwist, ils s'appellent. Ils font des playthrough et des reviews de jeux sur YT

Ils ont pas encore une pétée de followers mais ça grimpe, leurs derniers lives sont marrants, genre ils streament dans un placard xD

Sous l'escalier, le placard ? Je sirote mon verre de Syrah, souris bêtement à mon frigo. J'ai photobomb un live, bon sang de bonsoir. Je relance la vidéo, essaye de distinguer le nombre de viewers en zoomant sur l'extrait de piètre qualité. Deux cents, trois cents ? Impossible à dire. Trois chiffres, en tout cas.

Vous :

Maintenant que tu le dis, j'ai peut-être déjà vu le grand dans une vidéo

Mais je comprends la nana qui râle, c'est du boulot de sagouin ce qu'ils ont fait

Camille :

Ouais, il est assez sex Twist (c'est lui, le grand) mais à choisir... Crash c'est mon crush ;)

Vous :

Omg

J'ai bien failli recracher le pinard par le nez. J'ignorais qu'Henry Cavill donnait dans le BDSM, mais pourquoi pas.

Quittant Whatsapp et Camille qui poursuit sa dithyrambe, j'ouvre YouTube pour taper Crashtwist.La bannière les affiche tous deux, croqués style BD. Assez fidèlement, d'ailleurs. Mais l'échelle n'est pas respectée – M. Maimboeuf est à peine plus petit que son brachiosaure de collègue. Onze mille huit cents abonnés. Leur vidéo la plus ancienne date d'il y a 16 mois. Pas mal, en moins de deux ans. Mon ADN branché sur l'analyse des statistiques approuve.

Je me sens comme Indiana Jones, à percer la sphère publique mais finalement éminemment privée de ces deux cachotiers. Une vidéo lancée au hasard, je les vois s'affronter sur un jeu de baston, s'arroser d'insultes, se marrer aux larmes lorsque la chaise d'Oliver perd son dossier et qu'il chabeusse cul par dessus tête. Des memes ponctuent les séquences filmées, quantité de références à un monde qui ne m'est pas totalement inconnu, mais dans lequel je navigue à vue.

C'est pas croyable. Crashtwist. Crash pour Rémi, Twist pour Oliver. Oliver Twist. Malinx, le lynx.

☕

À la question t'es-tu tapée tout le répertoire des vidéos de la chaîne Crashtwist en quelques heures, je répondrais quelque chose comme non, pas tout à fait.

J'ai mangé avec eux, à travers un écran, échappé une coquillette sur une vanne ridicule mais efficace. Je suis allée prendre ma douche, suis revenue pour me caler devant leur dernier best of. J'ai suivi le studio-tour de la gênance, pendant lequel Rémi se positionne en sorte d'agent immobilier blasé dans l'équivalent d'une boîte à chaussure verticale.

J'ai assisté aux rage-quit, à la célébration des 1000 abonnés, des 5000, à l'annonce d'un premier sponsor officiel. Ils sont différents, devant la caméra. Différents quand je ne suis pas là - ça pique, même si ça ne devrait pas. Oliver paraît moins gauche, encore que toujours aussi adorable. Rémi est... ben, différent.

Lorgnant sur ma pendulette, je constate que sept heures à peine me séparent de celle du réveil. Si tant est que je parvienne à séduire Morphée. La nuit est claire ; je vois les étoiles clignoter dans le cadre d'un bleu velouté formé par le velux au-dessus de mon lit. J'insistais pour que Papy Jules ne ferme pas les volets, autrefois. Au cas où une Fée veuille se reposer contre le rebord de fenêtre.

Je m'enfonce dans ma taie en soie – il semblerait que ça aide à mater les chevelures difficiles – et ferme les paupières. Le marchand de sable s'est commandé un taco supplément queso et me susurre de vérifier si je ne pourrais pas trouver sur Twitch la version longue de l'esclandre citrouillesque. Je m'empresse de respecter sa volonté.

On ne découvre quand même pas tous les jours que ses voisins sont des presque célébrités.