Cuhère code

54 16 16
                                    

     🧁 ABBY 🧁

     Alors ça, c'était presque du domaine de l'inattendu. M. le Maire qui débarque alors que j'essaye de rafistoler une des bretelles de ma tenue de travail, sa volonté d'organiser une chouille officielle dans mes locaux le 27 octobre, la promesse d'une super couverture médiatique, ses félicitations ferventes après avoir enfourné deux shortbreads et trois cupcakes... et tout ça avant 10h.

     Ah, non, j'ai oublié quelque chose. Enfin, quelqu'un. Josette.

     Ce n'est pas par pure méchanceté que je l'ai sciemment écartée des travaux – seulement parce que je pressentais que ç'allait être compliqué. Et ça l'est déjà suffisamment avec un gamin de 4 ans et demi de mentalité pour 1m75 de débilité à gérer. Toujours est-il qu'on aurait amené la galopine retraitée dans une piscine à bulles qu'elle n'aurait pas tant été ravie.

     « C'est très beau, ponctue-t-elle en passant un doigt sur un recoin du comptoir. Très joli. T'as du goût, ma Bibi. »

     Heureusement que Rémi est off ce matin, sûrement encore à roupiller sur le canapé d'Oliver. S'il avait intercepté ça, ç'en était fini de moi.

     « Hein qu'elle a du goût, Étienne ? »

     À son expression faciale, je dirais plutôt que M. Creusot a celui des sardines frites à la confiture. Ma théorie quant à son amitié avec Josette se vérifie : ça tient au majong. Hors contexte des tuiles en os, il donne la nette impression de vouloir lui envoyer un spray de répulsif à chats. D'autant plus qu'elle a l'air de vouloir monter le camp ici.
  
     « C'est chouette, approuve platement mon propriétaire, d'ordinaire si loquace. Bon ben, j'vais vous laisser. Faudrait pas que mon camembert retourne chez l'crémier. »

     Josette insiste pour un bécot, le salue de la main alors qu'il s'empresse de disparaître à l'étage. Aussitôt ma grande-cousine m'attrape le bras, se penche vers mon oreille qui est pourtant à 20 cm de dénivelé de ses lèvres.

     « Alors, cocotte, dis-moi tout. Ça va comment ? T'en es satisfaite, du logement ? Pis le resto, ça va ? Tu vas tenir les délais ? Et avec l'autre empafé, ça joue ? »

     Pile ce que je craignais. Je ne peux toutefois pas empêcher un sourire de lui répondre, avant de désigner le fourbi environnant.

     « J'ai jamais été aussi heureuse, Josette. »

     Et stressée au point de vider une boîte de magnésium qui me prend d'ordinaire 6 mois à écouler. Et terrifiée à l'idée que le CaFée soit un échec. Que mes gâteaux ne plaisent pas, que les gens s'arrêtent une fois pour ne jamais revenir. Angoissée de décrocher 1/5 étoiles sur Google. Fière, aussi, de constater que je suis capable de passer outre toute cette panade – même si c'est plus facile à dire de jour, avec un café bien serré, qu'en pleine nuit, à ressasser infiniment les mêmes doutes.

     « Franchement, Bibi, qu'est-ce qui t'as pris d'embaucher son petit-fils, là ? reprend Josette en se débrouillant pour faire entendre cafard à la place de petit-fils.

     — C'est pas un vrai contrat de travail, tu sais. Il me file un coup de main jusqu'à l'ouverture parce que, étonnamment, il s'y connaît en réfection. En échange, je le laisse stocker une partie de son bazar. C'est pas... ça va, on a vu pire. »

     M. Maimboeuf a même arrêté de me subtiliser en douce muffins et autres douceurs. Les Hell's flamin'hot cookies ont fait leur affaire, semble-t-il.

     « Par contre, c'est vrai qu'il se plaint beaucoup. Tout le temps. Et qu'il est globalement insupportable, ajouté-je pour rendre à César ses lauriers. On dirait une oie, toujours le bec ouvert, à faire du bruit pour rien.

     — Ça me rappelle le livre que tu lisais en boucle, quand tu venais ici, tu te souviens ? Y'avait un petit canard avec un chapeau bleu, dedans. Je dois l'avoir encore.

     — Je me souviens, oui. »

      J'ai dû zone out un moment ; partie dans un lointain passé où attendre la tartine au Nutella du 4h était globalement ma seule préoccupation. La main de Josette tapote mon épaule.

     « Allez, courage, ma Bibi. Il est gentil, M. le Maire. Ils vont te faire une bonne publicité. Et mardi prochain, je serai dans les premières à venir à l'ouverture. Qu'il pleute ou qu'il vente. Tiens, redonne-moi des cartes de visite, j'ai écoulé les cinquante premières. J'leur explique même ce que c'est qu'un cuhère code, aux gens. J'leur montre comment faire, avec leurs téléphones. Ils disent tous qu'ils vont passer, ça oui. Je leur fais noter la date. »

     Et moi qui ai tout juste refilé dix cartes en un trimestre – décidément, on a tout à apprendre d'une grande et vieille cousine.

     ☕

     Mes ardoises sont prêtes. Toutes récupérées sur des brocantes, avec leur cadre en bois un peu de biais, blanchis de craie. C'est là que les cours de calligraphie que j'ai suivis étant ado prennent tout leur sens ; une belle écriture manuscrite, avec des pleins et des déliés aussi lisses qu'une crème fouettée.

     Je les suspends aux patères en laiton que j'ai déjà fixées dans le lambris, pour former un assemblage de bric de broc. Comme tout le reste de la déco. Moins les tables et sièges manquants, bien sûr. Je n'ai pas encore envoyé mon message de menace quotidien aux Déménageurs bretons, c'est peut-être le moment.

     Préférant remettre à plus tard la crise de nerfs post-communication téléphonique, j'ouvre mon PC pour commander les menus individuels. Un pote graphiste à écarteurs d'oreilles et moustache gominée a gracieusement réalisé le visuel ; je n'ai plus qu'à envoyer le tout à l'imprimeur avec qui j'avais l'habitude de travailler à l'agence. Il m'a garanti impression et envoi dans les 24h, sur un papier 450gr, softouch, finition deluxe avec tranche bleu canard.

     Bleu canard. Oui, je me rappelle parfaitement ce livre illustré. Le caneton boudeur à qui il n'arrivait que des malheurs parce qu'il se comportait comme le pire des cloaques avec ses amis. Il ne s'appelait pas Rémi, mais ç'aurait pu.

     Ç'aurait clairement pu.

     Son chapeau avait la même couleur que la Deuch de M. Maimboeuf, d'ailleurs.

     Mon graphiste au chomdu est en ligne. Prise d'une soudaine inspiration, je le mandate pour un idée que je qualifierais de particulièrement à la con. Mais il s'avère que le karma, pour cette fois, me donne raison : à peine a-t-il accepté ma demande que je reçois un appel d'un numéro que je ne connais que trop bien :

     « Mme Sauldubois ? Bonjour, ici Baptiste des Déménageurs bretons. Bonne nouvelle, on arrive chez vous d'ici 1h. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Donde viven las historias. Descúbrelo ahora