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17h20. Ils devraient plus tarder. J'avoue que si le temps semble parfois ralentir pour nous, les personnes d'un certain âge, à l'hosto, les journées de 24h en font facile 48.

Martial s'est plongé dans un polar. J'ai une pile de bouquins qui m'attendent aussi, mais j'arrive pas à lire. On dirait une jouvencelle qu'espère que son Jules va finir par arrêter la calèche devant chez ses parents.

Ça toque enfin à la porte entrouverte. Agathe entre en première, puis Rémi, Abby et Oliver. Je me redresse sur mes oreillers, me fait bisouiller par tout ce beau monde. C'est vrai qu'ils sont beaux, pimpants, les joues fraîches. Et moi qui ne suis même pas en caleçon sous ma blouse à petits pois, vous parlez d'un accueil.

« Comment tu vas, aujourd'hui ? s'enquiert aussitôt ma fillotte, tandis que les garçons installent chaises et fauteuils autour de mon lit de moitié-mort.

— J'me fais chier. »

Les trois jeunes se mettent à rire, la plus vieille lève les yeux au ciel, soupire.

« Le médecin est revenu te voir ? Qu'est-ce qu'il a dit ?

— Que tout a l'air correct, que l'hématome va finir par se résorber et qu'il faut que je mange ma soupe quand ils en servent. Mais elle est pas bonne, dieu sait comment.

— T'es pas possible. C'est à se demander s'il ne faudrait pas te faire migrer en pédiatrie.

— Pis les enfants, qu'est-ce qu'ils racontent ? coupé-je court à la discussion. Ça va, Abby, le CaFée ?

— Ça va très bien, approuve-t-elle entre le moyen brun et le grand roux. Plein de skieurs – et le charcutier de Notre-Dame vient même de proposer qu'on serve, pendant la saison, des ardoises salées. Un partenariat, en quelque sorte.

— Oh bah, c'est pas mal ça. Plus qu'à aller faire rouler deux-trois meules chez le fromager et ça fera repas complet. »

À peine ai-je lancé ça qu'un autre chariot s'en vient, avec le dîner. À 17h47 – tu m'étonnes, John, que les journées peuvent paraître longues. Et les nuits, mes aïeux, n'en parlons pas.

« Dites donc, c'est qu'il y a du monde par ici, sourit la serveuse. Excusez-moi, messieurs-dames.

— C'est quoi, ce soir ? demande Martial en levant le nez de son bouquin.

— Soupe, roastbeef et pommes à l'eau, yaourt sucré. »

Et quoi, la prochaine étape c'est le sanglier bouilli à la menthe ? Je contemple, maussade, mes trois tranches de bidoche aussi fine qu'une feuille de PQ, mes patates plus blanches que jaunes. Rémi et Oliver ont l'air de bien se marrer.

« Ç'a l'air bon, m'encourage Agathe.

— J'te laisse bien volontiers ma part.

— Mais quelle tête de pioche. »

Le chariot chthonien reparti dans son antre, Rémi attrape un toto-bag qui traînait au pied de sa chaise et en extirpe un thermos, un bol en écorce de chai-pas-quoi.

« Vas-y, pousse ton assiette » ordonne-t-il en débouchant la bouteille en inox.

Agathe observe comme moi son manège, interdite. Il renverse le contenant dans le bol ; rien ne sort, jusqu'à ce qu'un fayot enrobé de sauce épaisse et rougeâtre s'écrase en son centre. Le reste coule avec un splortch qui fleure bon la saucisse de Toulouse, le canard confit, le bon gras. Et ça fume, en plus.

« Livraison de cassoulet en boîte, scande le couillon. Alors, on dit merci qui ?

Rémi ! s'offusque sa mère.

— Oh, allez, c'est presque Noël, intervient Oliver avec autant de sourire que de taches de rousseur.

— Hé, du coup, s'infiltre tactiquement Martial, j'peux avoir ton roast-beef ? »

Le trafic de nourriture effectué, je déguste ma gamelle avec un plaisir non feint. Ce gras, ces saveurs, ça vous tapisse le palais, vous ravit la luette, gentille la luette. Pis ça promet des prochaines heures toutes en flatulences rigolotes.

Agathe a fini par en rire, même si le bourdon semble l'emporter sur le reste. Elle est venue me voir toute seule, hier matin. On a pu discuter un peu. Comme on a jamais trop l'habitude de le faire. J'espère qu'elle va trouver le courage d'envoyer paître sa boîte de totos ; j'espère qu'elle a compris qu'on l'aime, Rémi et moi, même si on a pas la meilleure des manières de le lui faire savoir. Ça me botte, qu'elle revienne semaine prochaine. Enfin, ça va me botter jusqu'à ce que je m'aperçoive que, vivre à nouveau avec sa fille, même temporairement, c'est une sacrée sinécure.

Ils causent, autour de moi. Ça fait du bien, de se sentir davantage à la maison que dans une chambre partagée avec un inconnu moins illustre qu'obscur. J'aimerais juste être sûr qu'en mon absence, le plan Abby/Rémi continue à filer un bon coton. Oliver était absent, ces derniers jours ; il a pas pu me dire grand-chose. Josette m'a assuré qu'elle sait rien, qu'elle a rien vu, rien entendu. Mais j'en doute. Elle est louche.

C'est toujours un poil acidulé, quand les tourtereaux s'adressent l'un à l'autre, mais ça tient davantage du bonbon que du reflux gastrique. J'avais espéré qu'ils se tiennent la main, un signe du genre.

Voyant que j'ai achevé mes fayots avec délectation, Abby fait apparaître une grande boîte, me la dépose sur mon plateau après qu'Agathe ait fait un brin de place.

« Et voilà le dessert » annonce la p'tite en faisant pivoter le couvercle.

Un oh de vieux gâteux m'échappe. C'est plein de queupkek mignons, des gâteaux au chocolat surmonté d'une crème avec des éclats rouge brillant dedans. Y'a même des jolis copeaux, comme sur une vraie Forêt Noire. Et, sur chacun, une ou deux lettres qui, mises bout à bout, écrivent :

P  o  u  r  Pé  pé  É  ti  en  ne ❤️ ❤️

Je pressens, bien au fond des chaussettes que je ne porte pas, qu'il vaut mieux que je sois couché. Ça vous fait toujours un quelque chose, ces trucs-là. Elle sourit, la p'tite Abby. Et, dans son dos, Rémi sourit aussi, en la regardant.

« Merci, les jeunes, soufflé-je enfin, un peu assourdi par l'émotion. Je m'attendais pas au cœur. Ça fait... ben, ça fait plaisir de vous avoir toutes et tous ici. »

J'ai droit à un câlin collectif qui envoie valser les patates molles sur le drap et fait se relever mon dossier. La panique écartée, chacun reprend sa place et je tends un queupkek à chacun. Ils sont délicieux. Des bouchées de Forêt Noire comme on en fait plus. Et avec mes cerises au kirsch, en plus. Celles qui ont, comme le Pépé, survécu.

« C'est bien bon, soupiré-je avant d'en piocher un second. Mais ce qui serait parfait, avec ça, ce serait un kawa. »

Abby et Rémi échangent un regard. La donzelle tire un autre thermos de son sac, des tasses en plastique.

« Ça tombe bien, parce que, justement...

— Dites... »

L'attention générale se reporte sur Martial, penaud.

« ... j'pourrais en avoir un aussi, moi ? »    

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now