Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]

Terroir d'excellence

« Alors, ça vient, le diagnostic ? braille soudain Josette en remontant l'allée jusqu'à la camionnette. Je vais louper Norbert, si ça continue.

— Norbert ? questionné-je en songeant illico au Norvégien à crête.

—  Beh oui, Norbert dans La Meilleure Boulangerie de France. Tu regardes pas ça, toi ?

— J'avais pas la télé, à Meaux. »

Ma réponse s'est toutefois perdue dans le sillage de ma grande-cousine tripode, deux jambes et une canne lancées plein pot. Je la rattrape avant qu'elle n'étripe le malheureux qui n'ose plus descendre, de peur de se faire boulotter les mollets.

« Oui, Mme Vuillerens, ça se confirme, bredouille le dépanneur. Le démarreur est HS. J'ai essayé de remplacer le fusible, mais ça veut toujours pas. Faudrait que je revienne avec le pont pour la descendre au garage, y'en aurait pour quelques jours d'immobilisation, le temps qu'on commande la pièce et tout...

— Pis quoi, vous me donnez une brouette en échange ?

— Faudrait voir ça avec votre assurance, risque-t-il après avoir reculé d'un pas. Si elle prend en charge une voiture de prêt. Sûrement que oui.

— Vaudrait mieux, le menace-t-elle. Pasque la petite, là, elle a besoin d'une voiture pour son déménagement, pis pour les travaux du CaFée. Avec un F majuscule. Et un e à la fin. Elle ouvre début octobre au Mazot du Renard, rue du Haut. Il faudra venir. Y'aura du café et des livres. Vous retenez la date, hein ?

— Ah ? Bah heu, bravo, oui, je... oui, Mme Vuillerens, je viendrai. Sans faute. Je... je rajoute dans mon agenda, voyez ? »

Note pour moi-même : embaucher Josette au marketing.

☕

Les mains dans la pâte, je respire à nouveau. Des cookies.

Simples, rapides, extrêmement croustillants sur le dessus, fondants dedans, avec un cœur de pâte à tartiner bio et hors de prix. Je les vois rangés dans l'une des vitrines du CaFée, entre des muffins et quelques cupcakes, des tranches de banana bread et de carrot cake, des mini-cheesecakes aux myrtilles.

Mes anciens collègues appréciaient davantage les lundis que le commun des mortels, parce qu'ils savaient que, qui disait weekend, disait pâtisserie chez Abby. J'apportais toujours le résultat de mes expériences dominicales au bureau.

     Ce sont eux qui m'ont tannée pour me créer un compte Instagram, pour partager mes photos et quelques recettes basiques, pas de celles que je range dans mon tiroir sous clé. Ces mêmes collègues qui ont pourtant hurlé à la mort quand je leur ai fait part de ma volonté d'ouvrir le CaFée, entre passion gâteaux et passion bouquins.

Tout ce qui t'attend, c'est de trimer comme une malade pour pas un rond.
Ouais la restauration, c'est hyper ingrat.
Des horaires de fou, tous ces trucs sanitaires et les stocks à gérer, t'y as pensé ?
Sans formation, c'est ultra chaud.
Notre-Dame de Bellecombe ? En Savoie ?
T'as bien étudié ta cible, t'es sûre ? Nan parce que je suis pas sûre que tu te fasses une clientèle, ma belle.
Surtout, fais gaffe au bouche à oreille ; un client insatisfait n'hésitera pas à le dire. La masse silencieuse, tu vois ?
Mais on te souhaite bien du plaisir, surtout !

J'avais eu droit à une carte signée par toute l'équipe, un bon d'achat de 50€ chez Maisons du Monde. Un peu short pour meubler tout un local, mais c'est l'intention qui compte. Ça m'a permis d'acquérir une superbe lampe cactus qui a tenu trois jours avant de griller.

Heureusement, les brocantes, Vinted et Brico-Dépôt existent. Avant toute cette histoire, mes wishlist se faisaient surtout chez Zara. Le revirement de la trentaine, j'y croyais moyen, pour tout avouer. J'avais beau voir mon entourage se pacser, acheter un appart' en ultra-cœur, lumineux et moulures au plafond, dispo de suite ; voir mes potes d'enfance adopter un bébé ou faire un chien, je ne voyais pas vraiment Bibi là au milieu. Parce qu'un hypothétique M. Sauldubois peine à se faire connaître, déjà.

Non pas que je recherche ardemment l'amant idéal et/ou le futur père de mes enfants, mais le fait d'être la seule célibataire dans le lot, ça dénote forcément. Une espèce de décalage difficile à combler quand le seul projet qu'on a, c'est celui d'arriver au vendredi soir pour déguster un plateau de nigiris devant le dernier épisode du Mandalorian.

Des mecs, j'en ai eu, pourtant. Des globalement ok, des nazes finis. J'ai même été la nana pour laquelle un trouduc a trompé sa régulière. C'était au lycée.

Ah, comme le temps passe.

Je roule les boules de pâte entre mes paumes, les écrase avant de les disposer sur la plaque. Une couche de Nutella de luxe plus tard, direction le four de Josette. Au vu des dimensions, on est presque sur de l'électro-ménager de Barbie. J'offrirai quelques cookies à M. Creusot, demain. Étienne. Lui a l'air assez funky, au moins.

Vaisselle lavée et mains propres, je m'empare de mon téléphone. J'ai enregistré le numéro de son petit-fils sous Rémi Maimboeuf. Je remplace par Joffrey Baratheon, ajoute en photo celle où ce couillon s'étouffe. C'est puéril, mais ça soulage.

« Hé, Bibi, tu viens regarder Des Racines et des Ailes ? Y causent du terroir d'excellence en Savoie, ce soir. »

Eh ben, pour le moment et de ce que j'en ai vu, le terroir savoyard, je suis pas tant convaincue de son excellence.