Nouvelle quête acceptée

52 16 6
                                    

      Pour y nouer prestement un tablier.

« Félicitations, souffle-t-elle contre moi, la frange un peu luisante et ses mains s'affairant à l'aveugle dans mon dos. T'as eu une promotion. Serveur, ça te dit ? Tu pourras garder les pourboires.

— Qu... hein ?

— J'ai besoin de toi. Maintenant. J'y retourne. Magne-toi. »

La tornade brune et blanche virevolte, du palier du Mont-Charvin au bas de l'escalier en une fraction de seconde. Elle se retourne toutefois, sourcils froncés, me désigne d'un doigt accusateur.

« Change de t-shirt. C'est ridicule. Dépêche. »

Et de disparaître, claquant la porte de la salle derrière elle. Je contemple le vide, essaye de comprendre à quel moment ma vie a pu me tromper à ce point.

Retournant d'un pas hagard auprès du PC abandonné sur la table basse, j'essaye de défaire le nœud qui me scie les reins. Kronk et Shad discutent du nouveau Zelda. Je pourrais les rejoindre. Mais pour une raison qui ne m'est pas bien claire, mes pieds glissent jusqu'à un carton et mes mains piochent dans ses tréfonds un t-shirt quelconque, sans doute guère mieux que l'actuel. Froissé. Un peu comme mon ego et moi.

Je me retrouve à me changer sans réussir à retirer ce foutu tablier qui me garrotte. S'il y a un mouchard dans l'appart, l'espion doit me trouver bien con. Je réactive enfin le micro, hésite, aspire l'air comme un Magicarpe hors de l'eau, hésite encore.

« T'es revenu, Crash ? tente Shadilay.

— Oui, mais je repars, répond le pilote automatique. Désolé, une urgence. On se prend un quart d'heure avant le live de Touist ce soir, ça vous va ? »

Bien sûr que ça leur va. Mais à moi, est-ce que ça va ? Pas du tout. Pas une miette d'approbation. Que dalle. Mon cerveau mène la révolte, mais le préavis de grève n'atteint pas le reste de mes globules. Je descends les marches d'un pas lourd – le manque de sang dans mes membres inférieurs, sûrement.

Serveur. Elle a la bétonnière qui tourne à vide, l'autre. Ou bien les trois mamies qui mâchouillent une madeleine au comptoir ont suffi à la faire paniquer. Serveur, hein ? Pour leur mettre un susuk' dans la bergamote, j'imagine. Pas bien compliqué.

Quelque chose par-delà la résignation étrange qui s'est emparée de moi me fait alors tendre l'oreille. Du bruit. Plein de bruit, dans la salle. Elles en font un sacré boucan, les trois mamies. J'abaisse la clenche.

Ah. Putain.

Elles sont partout.

Ils sont partout.

Des vieux en grappes, à débattre et à rire au volume max de leurs sonotones. Certains sont même debout, faute de sièges. C'est toute la maison de retraite qui a fait le déplacement.

Mlle Sauldubois tourne comme un derviche parmi ces clans qui se vouent tantôt une haine ancestrale, tantôt l'amour au sens le plus consanguin du terme. J'avance d'un pas, deux, me fait percuter par un papy en déambulateur qui a oublié d'enclencher l'alarme de recul.

« Hoplà, heureusement que le pare-choc est d'usine, s'amuse-t-il en se flattant l'arrière-train. Vous prenez les commandes ? J'arrive pas à lire la carte, c'est écrit trop p'tit. On peut avoir un café tout simple, sans la guimauve ? »

Abigaël me foudroie dessus, saisissant mon bras pour y caler un plateau, un calepin et un stylo Diddle.

« J'ai pas pensé à numéroter les tables, souffle-t-elle en jetant un regard de terreur extatique alentour. C'est le bordel.

— J'ai cru comprendre, suis-je tout juste capable de répondre, abasourdi. Ils sortent d'où ?

— Je sais pas. Enfin, si. Josette. »

Elle s'éloigne sans plus attendre. Un chauve à lunettes aussi épaisses qu'une cartouche de Nintendo 64 me chope alors le coude.

« Si y'a de la tarte aux myrtilles, j'en veux bien une part.

— Moi aussi, lancent d'autres voix.

— Je... vais me renseigner. »

J'atterris à l'abri du zinc après l'équivalent du parcours du combattant option pastilles Vichy et grille de loto, me demande s'il ne faudrait pas une ou deux grenades fumigènes pour disperser l'émeute.

« T'as pris les commandes ? me hurle Abby depuis la cuisine.

— Je connais même pas la carte !

— Pas grave, eux savent ce qu'ils veulent.

— T'as de la tarte aux myrtilles ?

— Tarte non, muffins oui. Le groupe près de la bibliothèque vient d'arriver, je crois. Va voir. »

Pas de steuplait, mais je vois à la panique dans ses yeux que le cœur y est. Le jingle d'une nouvelle quête retentit. Repousser l'attaque des lémures décatis à coups d'expresso et de pâtisseries molles pour vieux édentés. +500 XP.

« Tiens, tu travailles ici, toi ? m'apostrophe une des mamies qui doit participer aux mêmes réunions Tupperware que l'ancêtre.

— Faut croire. Ce sera quoi, mesdames, messieurs ? »

J'essaye de noter aussi vite que mes doigts habitués à un clavier parviennent à tricoter. Impossible de me relire, c'est foutu d'avance. La mémoire, vite. Élaborer un moyen mnémotechnique à la vitesse d'un Pépé ayant dans le viseur un de ces connards de chat qui viennent chier dans ses plates-bandes.  

« Y'a foule, dis, poursuit une septuagénaire tout sourire. Vous devez être contents ? »

Eh merde. La tour de Pise des commandes se fait la malle. Le vide absolu, le néant le plus rasoir. Ils voulaient des cafés, je crois ?

« Ravis, articulé-je avec un sourire d'employé de commerce en pleine descente d'organes. Positivement ravis. Je reviens tout de suite, ne perdez surtout pas la main. »

Ça les fait rire. Je sens les gouttes de sueur perler dans mon dos. Encore deux tables comme ça et ma raie fera chéneau. J'attrape Abby, lui colle mes notes sous le nez.

« Mais t'écris comme un porc !

— Normal, les porcs savent pas écrire. Ça c'est deux express, je crois. File une cruche de lait pour aller avec, au pire. »

Désappointée comme Champollion face à des hiéroglyphes inconnus, elle passe les mains dans ses cheveux et manque s'ébouillanter quand sa machine des enfers crache un jet de vapeur.

« C'est un désastre » lâche-t-elle sans me regarder, les paupières soudain plus rouges que si elle s'était envoyé le pire des bédo.

Et hop, une fourchette en plein cœur. Comme si ses larmes qui menacent de couler me corrodaient le myocarde.

« Attends. Deux express, un latte vanille, un macchiato caramel et... et un café au lait tout simple. Avec du sucre, achevé-je sur un effort surhumain. Et ça, là, c'est quoi ? ajouté-je en désignant les tasses fumantes sur le côté du plan de travail.

— Pour les papys, là-bas. »

Reçu 5 sur 5, over. Je me fraye un passage jusqu'à eux. Des sourires qui feraient plaisir à un dentiste véreux m'accueillent.

« T'es le p'tit fils de l'Étienne, c'est ça ? C'est pas mal, ici.

— Oui, et oui. Désolé pour l'attente, on est un peu débordés.

— Pas d'mal. Les débuts, c'est toujours un peu laborieux. Pis la Josette Vuillerens a eu le bras long, héhé. »

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant