L'Arche des Timbrés

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Les minutes s'écoulent lentement, des tas de secondes qui finissent par former des heures. Rémi sort un moment pour répondre à sa mère, à laquelle il ne peut guère donner plus de nouvelles que celles qu'il nous a déjà fournies. Il ne nous reste qu'à attendre, un verdict ou l'autre. Opération et, si oui, quand ?

Des gens vont et viennent dans la salle ; certains, comme nous, semblent prêts à passer la nuit sur les coques en plastique couleur fond de marais.

« Tu devrais prendre un taxi pour rentrer, déclaré-je pour Josette, après qu'elle ait sagement grignoté un des muffins.

— Alors que j'ai ma voiture ?

— Tu ne vas quand même pas dormir ici, non ? Et, vu le temps, je serais plus rassurée si tu...

— J'en ai connu d'autres, des tempêtes. Et pis, de toute manière, j'ai prévenu une copine qu'habite pas loin. Elle veut bien nous héberger jusqu'à demain. Les trois, ajoute-t-elle en désignant Rémi, dans le hall.

— Je crois qu'il va vouloir rester ici.

— Et tu crois que tu vas vouloir rester avec lui, hein ? »

Je lui décoche un sourire contrit et crâneur à la fois.

« Ben c'est bien, les enfants. J'vais vous laisser tranquille, alors, vu qu'ils ont pas l'air de vouloir nous signifier quoi que ce soit, ces idiots-bêtes là. Tu me tiens au courant si y'a du nouveau ? Je laisserai mon téléphone allumé.

— Oui, promis. »

Josette me claque un bécot sonore sur la joue, récupère son sac à main et, avant de sortir, adresse un signe à Rémi. Ce dernier revient dans la salle après quelques minutes, l'air las de qui a dû répéter en boucle la même chanson.

« Elle va chasser le grizzly, Mémé Vuillerens ? demande-t-il en s'affalant à mon côté.

— Tu t'es jamais demandé pourquoi y'a plus que des ours bruns tout chétifs, en France ? Elle les chope à la dynamite. Ça va, ta maman ?

— Elle veut sauter dans le premier train demain matin. Sinon oui, elle est raisonnablement casse-couille, comme d'hab.

— Ah. Et elle habite à... ?

— Lyon. »

Court silence, pendant lequel je me contente d'acquiescer. Rémi soupire.

« Tu veux que je te parle d'elle, c'est ça ?

— Moi ? Non. Non, du tout. Pas si ça te dérange. Enfin, pas si tu...

— Agathe Creusot, cinquante-neuf ans, secrétaire de Direction dans une boîte d'événementiel, débite-t-il alors d'une voix mécanique. Ne va jamais nulle part sans Mogwai, son Jack Russel démoniaque. S'imagine, comme pas mal de monde, que je suis un troubadour qui s'envoie des joints plutôt que de chercher ma juste place dans la société. Préférablement dans une banque, ou un truc du style. Elle va être ravie de te rencontrer.

— Je n'en demandais pas tant. Et me rencontrer en tant que quoi, patronne reloue, voisine envahissante, teigne patentée ?

— Tu pourras lui parler de certains de tes trucs en dentelle, elle a fait deux ans de modéliste fashion avant de se faire remercier. Parce qu'elle est tombée enceinte de moi. C'est mon père, ensuite, qui l'a jetée quelques mois après ma . Il aurait pu avoir ses raisons, mais il n'est jamais revenu les exposer. »

Il m'avait bien semblé que M. Maimboeuf, s'il se trouvait dans l'obligation de parler d'un quelconque lien de parenté hors Étienne, n'évoquait que sa mère. Pas de père. Remarque, pour avoir abandonné femme et enfant, pas sûr qu'il mérite que l'on fasse plus ample connaissance avec lui.

« Agathe doit avoir une sacrée poigne, pour survivre entre ton grand-père et toi, remarqué-je en osant un sourire.

— Raisonnablement casse-couille, comme j'ai dit. T'es bien tombée, dans l'Arche Creusot des timbrés.

— On traîne plus ou moins tous des casseroles, tu sais. Mes parents à moi sont toujours ensemble, mais ils sont bien mieux ensemble sans moi. C'est... bizarre, de se dire que j'existe parce qu'ils ont dû se dire un jour tiens, on fait un gosse pour voir ?

— Pas à ce point, quand même, rétorque Rémi en me dévisageant. Si ?

— Si. Je suis jamais partie en vacances avec eux. Ils me collaient en centre aéré dès qu'ils en avaient l'occasion, même les weekends. Je les ai toujours profondément ennuyés. Organiser mes anniversaires, payer mes études – juste me croiser dans l'escalier, ça les saoulait. Alors j'ai pris le pli d'aller souvent chez Jules, mon papy. Lui aussi, il a vite compris que mes parents étaient des trous du cul. C'est lui qui m'a élevée, au final. Qui est venu voir les résultats du bac avec moi, qui m'a accompagnée le jour du permis, qui m'a amenée, la première fois, chez le gynéco. Une vaste blague. »

Ça n'a pas l'air de le faire rire, pourtant.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Where stories live. Discover now