CXXXI. Trois Paires D'Yeux De Nikolas

288 41 33
                                    

En attendant que la sonnerie annonce le début des cours, j'étais adossée au mur de la salle de Monsieur Dreven, la serviette sous le bras.

Après avoir tenté d'arracher l'ouvrage des mains de Nikolas -entreprise couronnée d'un sublime échec- j'étais allée rapidement emprunter au bibliothécaire les quelques livres qui m'avaient paru intéressants, puis j'avais filé devant la classe du professeur rêveur.

Je regrettais de ne pas avoir eu la présence d'esprit de finir mon geste. Je n'en revenais pas qu'il ait réussi à me perturber ainsi sans utiliser ni poings, ni armes... mais son regard.

Je me rappelai alors ce soir où nous nous étions entraînés, sur les toits, à reproduire l'exercice d'analyse de Monsieur Dreven ; et comment j'avais été aspirée par l'obscurité hypnotisante de son œil.

Était-ce seulement la fatigue accumulée la fautive ?

Ce qu'il s'était passé exactement, et pourquoi cette noirceur -si c'est elle la cause- m'avait fait tourner la tête de cette façon... tout cela était flou.

De la même manière qu'il avait réussi -sans le vouloir- à me déséquilibrer sur les toits, il était parvenu à me faire lâcher le livre d'un seul regard.

Cependant, et à mon grand désarroi, une chose était sûre : il ne s'agissait pas du même regard.

Un garçon aux cheveux carotte me bouscula tandis qu'il doublait pour rentrer dans la classe. Je n'avais pas entendu la sonnerie. Nikolas devait être dans le coin.

Emportée par le mouvement du rang de mes camarades -en forme aujourd'hui- je n'eus pas le temps de chercher mon chien que je me retrouvai à l'intérieur de la salle. Afin de profiter d'une vue optimale de l'entrée et de l'installation de chaque élève, je m'installai dans le fond.

Je finis par le voir apparaître dans l'embrasure de la porte, parmi les derniers, un sourire chocolaté parfaitement idiot plaqué aux lèvres. D'un coup d'œil circulaire il me localisa et se dirigea vers moi.

Je priai intérieurement pour qu'il n'enfonce pas le couteau dans la plaie en me demandant la raison de mon départ précipité de la bibliothèque. Gêne ou humiliation, je n'avais pas envie que le sujet arrive sur la table.

Un éternument suivi d'un grand bruit sourd firent soudain le silence dans la classe tandis que toutes les têtes se tournaient vers l'origine du bruit.

Le petit professeur, qui ne semblait pas de bonne humeur, descendait de sa chaise de bureau pour se placer devant nous.

Bonjour. Enfants, je vous trouve bien agités cette après-midi. Il semblerait que vous ayez de l'énergie plus qu'il n'en faut pour ce cours. Nous allons donc l'utiliser à bon escient...

J'entendis des élèves souffler.

— « Mena sana in corpore sano », Juvénal : un esprit sain dans un corps sain. L'activité physique renforce autant les muscles du corps que ceux de l'esprit car il façonne la volonté. Quoi de mieux qu'un sport qui forge l'endurance et stimule les qualités intellectuelles ? Enfants, quelques tours de course à pied dans le parc de l'école affirmeront vos corps et vos esprits !

Ignorant les grognements de dépit de mes camarades, Monsieur Dreven descendit de l'estrade, perdant par la même occasion la vingtaine de centimètres qui le hissait à la hauteur du menton de l'élève le plus petit du groupe.

Sautillant plus que marchant, il sortit de sa poche un petit cylindre noir qu'il déplia pour former une canne. Puis, rehaussant sur son long nez ses lunettes en cul de bouteille, il se dirigea vers la porte, qu'il ouvrit.

Vous pouvez laisser vos affaires dans cette pièce, à l'exception de vos clefs de chambre bien évidemment, pour aller vous changer. Je vous octroie une dizaine minutes pour se faire. Les retardataires auront des devoirs supplémentaires.

N'ayant aucune envie de découvrir la teneur de ces devoirs supplémentaires, j'enfilai rapidement mon manteau et attrapai ma clé avant de sortir.

Quelques minutes plus tard, je rejoignais Nikolas, sobrement vêtu de noir, tout comme moi. Nous avions l'un comme l'autre enfilé nos habits d'entraînement, et le large sweat que nous portions chacun était plus destiné à cacher notre forme physique qu'à nous protéger du froid.

Quoique sa deuxième fonction était la bienvenue, grelottai-je en observant Monsieur Dreven monter sur un souche d'arbre et remettre son immense écharpe rouge autour du cou. D'une voix rendue légèrement tremblante à cause du froid, il nous indiqua le parcours à suivre, qui consistait grosso modo à suivre le cercle que formaient les lampadaires.

Enfants, c'est parti !

L'idée de pouvoir courir librement, en plein air, sur autre chose que des tuiles (ou des nuages) m'enchantait.

Alors que je renouais mes cheveux en queue de cheval, je levai la tête vers Nikolas et dis malicieusement :

Comment vas-tu faire pour arranger tes cheveux, tu n'as pas ton bandeau ?

Je n'eus comme seules réponses que la brise glacée du vent et un geste rapide de remise en place de sa sacro-sainte mèche.

Tant pis pour toi si quelqu'un voit ton sacro-saint œil, je t'aurais prévenu, maugréai-je trop bas pour qu'il m'entende, avant de m'élancer après lui dans la neige.

Sans nous concerter, nous courions côte à côte, un peu derrière l'ensemble de la classe, nos pas battant le sol blanc à la même vitesse.

J'étais presque fière de n'avoir à fournir aucun effort dans cet exercice, tant j'avais acquéri d'endurance et de force avec l'entraînement façon Nikolas. J'aurais été bien moins à l'aise six mois plus tôt...

Quelques tours « de piste » plus loin, alors que nous doublions certains camarades qui commençait à s'essouffler, Nikolas, pour me prévenir d'un impact imminent sous la forme d'une élève arrêté à quelques mètres devant moi, tourna la tête vers moi.

J'eus un hoquet de surprise.

J'avais vu l'élève. Et j'aurai même pu l'éviter très facilement. Mais la collision eu pourtant lieu. 

Pourquoi ?

Deux yeux noirs.

J'avais vu deux yeux noirs.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now