CLXI. La Maladie De Cazimir

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L'heure tourna et bien que les secondes me paraissaient être des minutes tant ce que je faisais était ennuyeux, l'après-midi finit par s'achever et mon panier de gauche se vider.

A la sonnerie stridente annonçant l'heure du souper, je me dépêchai de déposer les deux paniers au pied du sapin et de suivre les maîtres qui sortirent du bâtiment pour se diriger vers le réfectoire.

Dehors, il faisait plus froid que jamais et la neige tombait à gros flocons. Alors que je me demandais comment tout le monde pourrait tenir dans la cantine– car les Voksen et les Stamfar faisaient partie du groupe, je remarquai deux chiens en train de fixer une guirlande lumineuse blanche suspendue entre deux lampadaires.

Je compris que les maîtres mangeraient avant les chiens. Je ne verrai donc pas Nikolas ce soir.

Un peu déçue de cette tournure que prenaient les évènements, je retins un soupir en entrant dans la salle surchauffée. J'avais la sensation furieuse de n'être pas à ma place. La température extérieure ne me manquait pas le moins du monde, non. Il s'agissait plutôt de la chaleur insoupçonnée d'une présence.

Nous avions passé la matinée à arpenter les boutiques de Månegrend, à farfouiller dans les bibelots et... à se faire séquestrer par Daud. Laquelle nous avait d'ailleurs chacun donné cinq photos du polaroid. Cinq, ce qui me laisser penser qu'elle en avait prises avant que nous posions, ce qui n'était pas impossible au vu de son caractère assez... vif. Mais si c'était le cas, c'était Nikolas qui avait eu ces photos.

Quoi qu'il en soit, l'après-midi avait été – d'autant plus quand on la comparait à la matinée – d'un ennui mortel et ce dîner s'annonçait de la même couleur, ce qui acheva de me rendre morose.

Heyy ma belle ! Come va ?

Une main invisible me retira mon écharpe tandis qu'une autre me faisait opérer un demi-tour vers mon interlocuteur. Sans surprise, je reconnus une chevelure blond vénitien parfaitement coiffée au-dessus d'une paire d'yeux mordorés qui pétillaient.

Cazimir ! fis-je en forçant un sourire.

Il cligna de l'œil en me désignant une table derrière lui.

Zella veut que tu nous rejoignes, ça te dit ?

Et sans attendre ma réponse – refuser quelque chose à Sandor Junior étant tellement inconcevable – il passa un bras sur mon épaule et m'entraîna vers la table. Le jeune homme en tira une chaise, posa mon écharpe sur le dossier et s'installa à côté.

Retirant mon manteau pour m'asseoir à mon tour, je pris connaissance du menu du soir. Exceptionnellement, la table avait été dressée et les cuisiniers et cuisinières venaient directement nous servir à nos places. Le menu n'était pas extravagant, étant donné que nous étions l'avant-veille de Noël.

Un coup d'œil en diagonale m'informa que Zella n'avait pas daigné constater ma présence, en pleine discussion qu'elle était.

Zella et son blabla... laissai-je échapper, tout bas.

Regrettant aussitôt ma négligence, je relevai brusquement la tête pour surprendre deux visages tournés dans ma direction. Celui de Sin - visiblement chien VIP, qui se replongea aussitôt dans la dégustation de sa soupe et celui de Cazimir, visiblement très amusé par ma remarque.

Elle parle de garçons Voksen, souffla-t-il, rieur.

J'étirai mes lèvres dans un semblant de sourire, l'air entendu. J'espèrai que Sin ne répèterait mes mots à son maître, bien qu'il me semble plutôt du style... muet.

Mais Cazimir continuait. Quand il était lancé sur quelque chose, que ce soit les récits de bagarres, les palmarès de brutes finies ou comme maintenant sur la vie sentimentale de Zella, on ne l'arrêtait plus.

Je n'avais ceci-dit pas la moindre intention de l'arrêter ou d'endiguer ce flot de paroles. Celui-ci m'arrangeait dans la mesure où il me dispensait de parler.

Cependant après quelques ragots, potins et œillades très peu discrètes que j'écoutais d'une oreille distraite, il désira transformer son monologue en discussion, en introduisant une interaction sous forme de questions.

Par mes réponses évasives ou mes « hum », je lui fis comprendre mon désaccord face à cette décision.

Très vite, il abandonna toute tentative de provoquer une réaction chez moi en se résignant à ne me considérer que seulement comme une oreille (plus ou moins) attentive. Il passa donc au récit de ses propres amours, et plus précisément de sa propension « désolante » selon ses propres mots (il n'avait pas l'air de beaucoup souffrir) à tomber amoureux de (presque) toutes les filles qu'il croisait.

Ignorant royalement le sous-entendu qu'il tentait de faire passer, je hochais la tête de temps à autre, histoire de lui laisser penser que ce qu'il disait m'intéressait.

Tu vois je pense que je suis amoureux de la Femme avec un grand F.

Très fier de sa formulation il marqua un temps d'arrêt.

Je sais que c'est l'Amour avec un grand A, je le sais car j'ai les symptômes du transi. 

... 

— Mais c'est pas le pire dans ma vie... le pire c'est ma maladie très grave, que je sais depuis pas longtemps. C'est chronique.

Je haussai un sourcil à l'entente de sa syntaxe éclatée. Il prit mon geste pour de l'intérêt et poursuivit avec encore plus d'entrain :

D'abord, j'ai développé une très mauvaise notion du temps : un coup, je m'sens tout tristounet en comptant les minutes et un coup ça passe trop vite.

Je redressai un peu la tête, soudainement intéressée.

Pis des fois je fais des choses que je me reconnais pas dedans.

Je grimaçais mais ignorai les saignements de mon oreille, ce qu'il disait me semblait étrangement familier. Très flatté, il continua, mystérieux :

Je fais une fixette sur quelqu'un et veux connaître tout d'elle, ses secrets... Tu veux le nom de ma maladie ?

Je hochai la tête lentement, suspicieuse devant son sourire un peu trop joyeux pour une maladie chronique mais curieuse de savoir ce qui le rendait dans cet état étrange dans lequel il me semblait me reconnaître.

— Même ma vision du futur change, je m'imagine pas continuer sans ce quelqu'un. (il passa sa main dans ses cheveux impeccables et se pencha vers moi) Cette maladie, « ce mal qui me ronge » (cette phrase n'était définitivement pas de lui), c'est... l'Amour.

Je me figeai. Mon cœur rata un battement. Une image tentait de se former dans mon esprit. Je secouai la tête.

Cazimir sourit, ses dents blanches brillant comme celles d'un prédateur. L'imbécile avait vraiment une confiance aveugle dans son charme.

Maladroitement, je saisis mon verre. Ce geste lui signifierait mon désintérêt et me permettait de reprendre contenance. La main tremblant légèrement, je le portais à mes lèvres.

Mais sur l'onde émue semblait se former ses traits.

Une chevelure ébène, un sourire malicieux, des yeux indéchiffrables. 

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now