CLXXIII. Le Corbeau Qui Changeait De Toilette

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Mes pas finirent par me mener à l'entrée de la Salle de Bal. Toujours plongée dans mes pensées, je m'arrêtai devant la grosse porte de bois. Le vent s'engouffrant soudain sous la cape me fit frissonner des pieds à la tête et je décidai d'entrer dans le bâtiment.

A l'intérieur, je considérai les deux couloirs qui se proposaient à moi. Pour atteindre la Salle de Bal, il fallait emprunter celui de droite au bout duquel on pouvait rapidement accéder à la pièce où avaient eu lieu les festivités. Je pris cependant le couloir de gauche, supposant que c'était celui-là que j'avais involontairement découvert plus tôt dans la soirée. Je marchai quelques mètres, la main posée sur le mur, craignant de manquer la porte grinçante, celle par laquelle je l'avais suivi derrière la colonne.

Je finis par l'atteindre et l'entrouvris lentement à deux mains - elle était lourde - pour éviter qu'elle n'émette des notes discordantes qui auraient trahi ma présence.

Je n'aurais jamais pensé que cette précaution me serait si nécessaire.

La Salle de Bal était encore illuminée par les bougies du sapin, ce qui la plongeait dans une atmosphère lugubre, atmosphère amplifiée par les ombres de chaque objet qui, multipliées, dansaient bizarrement sur les murs et le sol, prenant des proportions impossibles. Je retirai brusquement la tête de l'embrasure en entendant des bruits de voix.

Une homme et une femme, analysai-je, qui parlaient près de l'entrée, ce qui les plaçaient assez proches de moi pour qu'ils me voient si je pointai ma tête hors de l'ombre mais trop loin pour que j'entende ce qu'ils disaient.

J'attendis quelques minutes, de toute manière coincée car la sortie était bloquée par ces deux personnes. Au son de leurs pas et de leur voix, je compris qu'ils se rapprochaient de l'entrée. J'en profitai pour glisser un regard dans leur direction, ne risquant presque rien puisque leurs visages étaient tournés dans le sens opposé, vers la sortie.

Je pus voir la femme, que j'identifiai immédiatement comme Mme Sandor. Elle avait changé de robe, portant maintenant une magnifique robe pourpre dont les volants reproduisaient les facettes du rubis et avait lâché ses cheveux de jais, coiffés « simplement » par un chignon en demi-queue. Un corbeau sur l'épaule aurait complété l'image de sorcière aristocratique qu'elle renvoyait.

Etonnant de changer de toilette et de couleur de niveau en une soirée, pensai-je en retrouvant l'obscurité du couloir.

Peut-être voulait-elle conserver secret le fait qu'elle soit une Salvie et avait changé de toilette pour... un after entre professeurs ? J'imaginai pourtant mal, très mal, Mme Desmond, M. Dreven, Mme Sandor et d'autres autour d'un verre en train de rire. Autour d'un verre ensemble tout court d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, l'identité de l'homme qui discutait avec Mme Sandor m'intriguait beaucoup. Je n'avais pas pu l'apercevoir.

Et je ne le saurai jamais, concluai-je en entendant une porte puis une autre s'ouvrir et se fermer. Mme Sandor et l'homme étaient vraisemblablement sortis du bâtiment. J'étais seule dans la Salle de Bal.

Tout à coup, elle ne me sembla plus aussi menaçante et tous les sentiments contrastés que j'y associais s'envolèrent, lui retirant ce rôle d'écrin d'émotion qu'elle était devenue l'espace de quelques heures. Le temps était comme suspendu et je me surpris à admirer la façon dont la pièce avait été décorée. Il fallait le reconnaître, c'était de très bon goût. Le côté traditionnel norvégien avait été très bien associé aux symboles des Lunns rouges et ceux plus classiques de Noël.

Une odeur de feu subsistait dans la Salle après que celui gigantesque de la cheminée ait été éteint à grandes eaux. La fumée embrumait encore un peu la Salle et faisait trembler la flamme des bougies du sapin.

Le sapin. Par curiosité, je promenai mon regard sur la parure verte de l'arbre, cherchant ma décoration. Mes yeux finirent par tomber sur une branche, presque cachée entre une colonne et le mur, sur laquelle je crus reconnaître ma broche.

Je tirai une chaise, une de celles installées au pied de chaque colonne. En posant mes pieds sur les accoudoirs, je me plaçais au même niveau que ma décoration.

Des pierres rouge sang ou noir d'encre, assemblées par un travail d'orfévrie remarquable de précision et de délicatesse. De l'argent s'enroulait autour des gemmes, comme un serpent se subdivisant pour former la très reconnaissable anémone. La broche était encore plus belle que dans mon souvenir.

J'allai descendre de mon perchoir lorsque qu'une autre décoration attira mon regard. Elle était juste derrière la mienne, de telle manière qu'il me semblait qu'on l'y avait placée intentionnellement là, de telle manière que ce ne soit que de mon point de vue qu'on puisse la voir, car d'en bas, les branches la dissimulaient.

Le tendis la main et décrochai la broche, dont je ne voyais que l'attache argentée. La retournant dans ma main, j'attendis que la lumière capricieuse d'une bougie m'éclaire de son aura tremblante.

C'était la réplique identique de ma décoration. J'avais dans la main la copie conforme de ma broche en forme d'anémone. Quelqu'un avait placé, caché une anémone derrière la mienne.

L'anémone, qui symbolise la passion.

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now